ma loute

copyright : Roger Arpajou

Avec P’tit Quinquin, le cinéma de Dumont semble avoir amorcé un virage à 180°. Si les paysages (la côte d’Opale) et les thèmes (en schématisant, les conflits entre nature et culture) restent les mêmes, le cinéaste joue désormais la carte de la comédie et d’un burlesque débridé.

Ma Loute prolonge avec bonheur l’expérience de P’tit Quinquin : de bons bourgeois repus se rendent en villégiature sur la Côte d’Opale et se retrouvent dans un univers de pécheurs taiseux et… cannibales. Sur place, deux inspecteurs enquêtent sur de mystérieuses disparitions. Billie, un garçon qui n’hésite pas à se déguiser en fille (ou vice-versa) tombe sous le charme de « ma loute », un de ces pécheurs dont les bras servent également à faire traverser les bourgeois qui ne veulent pas mettre leurs pieds dans les marais…

Comme dans P’tit Quinquin, l’enquête policière n’est qu’un prétexte à filmer une galerie de personnages barbotant « au cœur du Mal » tandis que ce début d’histoire d’amour entre Billie et ma loute fait du film une sorte de Roméo et Juliette nordique.

Si ce n’est pas la première fois que Dumont a recours à des comédiens professionnels (il retrouve d’ailleurs Juliette Binoche après Camille Claudel 1915), la nouveauté de Ma Loute vient de cette manière de se replonger dans le passé pour mettre en scène des antagonismes de classes. Face à sa traditionnelle galerie de trognes singulières, Dumont oppose des comédiens chevronnés qui incarnent ces bourgeois et en font des tonnes en accentuant l’artificialité de leur jeu. Luchini, par exemple, est totalement méconnaissable et exagère jusqu’à l’outrance une diction et un accent fin de race tandis que Binoche et Valeria Bruni Tedeschi s’amusent beaucoup à jouer les exaltées.

D’une certaine manière, Dumont convoque une fois de plus tous les thèmes qui lui sont chers mais les réinvestit dans des figures burlesques totalement inédites. Ses bourgeois ventrus et ridicules semblent venir tout droit d’une pièce de Courteline ou des contes flirtant avec le surréalisme de Cami. Son couple de policier burlesque évoque aussi bien les Dupond et Dupont d’Hergé mais aussi Laurel et Hardy. Le cinéaste se souvient sans doute également de Bergson et de sa définition du rire : « du mécanique plaqué sur du vivant ». Même si son cinéma n’a jamais été « naturaliste », sa stylisation passe cette fois par une « mécanisation » de ses figures qui ne recule ni devant le grotesque, le carnavalesque et les ressorts comiques les plus enfantins. Outre les accents, on notera la manière dont Dumont transforme ses personnages en pantins mécaniques (Luchini bossu et sa démarche désarticulée), en culbutos (le flic obèse) et son goût pour les heurts violents, les chutes brutales…

Toujours attiré par le surnaturel qui rode sans arrêt, il y recourt cette fois de manière assez franche pour donner une tonalité surréaliste à l’ensemble. Comme l’écrivait très justement un critique sur les réseaux sociaux, Ma Loute, c’est un peu la rencontre entre la ligne claire d’Hergé et la peinture de Magritte.

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copyright : Roger Arpajou

Pourtant, derrière cette fantaisie débridée qui ne recule ni devant l’outrance, ni devant les excès (le cannibalisme) se dessine un propos beaucoup plus sombre. Très étrangement, Dumont fait parfois pousser à « ma loute » des sortes de grognements animaux qui font du jeune homme une sorte de figure diabolique et céleste à la manière de l’étrange clochard d’ Hors-Satan. Une fois de plus, il s’agit de filmer l’animalité qui subsiste en chaque individu.

En caricaturant à l’excès, avec la verve d’un Octave Mirbeau,  les mœurs de cette bourgeoisie montante au moment de la révolution industrielle et de l’avènement du capitalisme ; Dumont montre à quel point le vernis de la civilisation et des conventions sociales ne sont d’un fragile paravent contre la bestialité de ces individus. La culture n’est qu’un simulacre pour dissimuler les liens monstrueux de cette famille avec ses incestes, ses mariages consanguins.

Après avoir abordé de grandes questions « sociales » par le biais de figures stylisées (le racisme dans La Vie de Jésus, la Guerre dans Flandres, le terrorisme dans Hadewijch…), Dumont s’intéresse ici à la lutte des classes en creusant la question de l’animalité et de la prédation : des pauvres qui recherchent avant tout la viande, des riches qui s’associent pour la recherche du seul profit.

Dans cet univers, Dumont introduit le personnage androgyne étonnant de Billie. Etonnant parce que c’est peut-être le seul qui essaie d’échapper au poids de la nature, à cette logique de dévoration des êtres en s’inventant son sexe. L’amour qu’elle voue à ma loute donne lieu à de très belles scènes d’étreintes comme Dumont en a le secret et à des jeux de regards également très beaux mais pessimistes dans la mesure où ils scellent à jamais leur impossible communion.

Sous ses allures de fable bouffonne, Ma Loute reste un film noir. Dumont n’a jamais fait que peindre la nature humaine pour ce qu’elle est, sans prendre la moindre pincette. Si la pilule passe mieux par le biais d’un comique guignolesque, il n’en reste pas moins que le tableau qu’il nous présente est d’une noirceur sans égale puisque l’être humain ne semble apte qu’à dévorer son prochain, au sens propre et figuré…

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Copyright : Roger Arpajou

Ma Loute (2016)

Scénario et réalisation : Bruno Dumont

Interprétation : Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valéria Bruni Tedeschi, Jean-Luc Vincent, Brandon Lavieville, Raph

Directeur de la photographie : Guillaume Deffontaines

Montage : Basile Belkhiri

Son : Philippe Lecoeur

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A propos de Vincent ROUSSEL

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