Robert Redford – "Des gens comme les autres (Ordinary People)", 1980, reprise

 

Parmis les œuvres ayant reçu l’oscar du meilleur film, plusieures sont plus ou moins tombées dans un certain oubli, ou à tout le moins ne se seront jamais imposées en France. Du silence et des ombres de Mulligan ou  Des gens comme les autres (Ordinary People) entrent un peu dans cette catégorie. Alors que Robert Redford a peiné à se faire reconnaître du point de vue critique ces trente dernières années dans  sa carrière de réalisateur, son premier opus peu (re)diffusé dans nos contrées refait opportunément surface dans l’actualité à l’occasion d’une reprise en salle ce 18 décembre.
 
 
Ordinary People traine une grande réputation d’académisme depuis des années, qu’il ne s’agit pas forcément ici de nier à tout prix : mais à l’instar d’autres oeuvres réalisées par Redford, la quasi naïveté de son traitement en surface cache bien des subtilités et nuances. Loin du sous genre des réunions de familles hystériques façon Thanksgiving, le réalisateur avance avec finalement une grande finesse psychologique dans ses thématiques, proches des eaux, bergmaniennes, en  devançant notamment l’excellent Ice Storm d’Ang Lee, qui avec un regard plus extérieur incluant libération sexuelle et bourgeoisie poussera plus à bout encore le malaise WASP seventies ici décrit.
 
Tout aussi morbide mais plus pudique, le film de Redford n’en reste pas moins profondément mélancolique et humain, et son verni puritain se révèle rapidement une surcouche là aussi finalement assez en trompe l’oeuil. Donald Sutherland réalise une composition vraiment impeccable en père de famille bousculé dans sa compassion et dans son affection paternelle, dans une posture de deuil qui rappelle aussi quelque peu son personnage de Ne vous retournez pas. Le film ose également faire le portrait d’une mère de famille complexe, peu aimable, n’aimant pas forcément ses enfants comme « elle le devrait », dans l’apparente antipathie et en même temps jamais purement condamnée via la belle interprétation difficile de Mary Tyler Moore : sous les apparence de grande régente castratrice de sa vie de famille reste une forme de soumission sublimée, une vie individuelle pas vraiment vécue, un univers mental sous contrôle qui touche mine de rien par sa fragilité.
 
 
Sans jamais être pétaradant ni faire dans le jeu de massacre, Ordinary People développe un abyme sourd qui aspire toute la psychée en décomposition de cette cellule familiale blessée, avec de rares éclats de voix, issus essentiellement de la figure pivot du fils cadet rescapé, renvoyant comme un miroir la profondeur du choc nié que représente la perte du fils ainé. L’essentiel des mouvements du film se déroulent un peu ironiquement dans l’antichambre un peu déglinguée du cabinet d’un psychothérapeute juif assez original (loin d’être nécessairement allenien…), qui sous couvert de soigner le fils va finalement s’inviter pour remodeler en domino toute la logique à vide de cette grande villa de standing et de ses habitants. Presque un Théorème à distance, qui ferait craindre aussi  la pure psychanalyse et psychologie de comptoir en mode mélo, mais le film s’en tire là encore par la touche très diffuse et délicate adoptée tout du long par le réalisateur, marchant en funambule en permanence au-dessus du tartignolesque.
 
Détails de l’ouverture du film
 
Dés le début de son film, Redford insiste énormément sur la solitude qu’instaure les espaces communautaires, des paysages indiférents défilant doucement sur les Canons de Pachelbel et des grands baptiments, auxquels va  rapidement contraster la figure de la chorale et parmis elle le visage époumoné de Timothy Hutton (révélation aux ailes vites brûlées à Hollywood). Il y a comme ce besoin que le motif musical puisse se transmuter en un chœur rassurant, transe rassurante, même si elle est un peu déréglée par un de ses élément et son « débordement d’énergie ». Les personnages d’Ordinary people, de fait, se confrontent à un grand vide, et s’ils s’intègrent à des images qui sont de toute apparence d’Épinal, ces dernières sont toujours toujours inquiètes et malades de l’intérieur.
 
Mine de rien, il y a une telle force tranquille à assumer tout celà dans Ordinary people, que le film, a sans en avoir l’avoir l’air réussi à imposer à Holywood cet imaginaire inconscient du WASP et d’une americana convalescente, même dans des films plus récents et parfois plus reconnus à l’international. On peut s’amuser de voir ainsi comment les flash-back de l’accident de bateau notamment ont été quasiment recalqués à l’identique dans le faux trauma imaginé par Andrew Niccol et Peter Weir dans The Truman Show… Du coup les références à Magritte et la distanciation oniriques des petites caméras chez Weir se répercutent très étrangement sur les scènes du film de Redford quand on le revoit à posteriori. De Même la relation entre le psy / surdoué fait on ne peut plus penser à celle qui sera au cœur du Good Will Hunting de Gus Van Sant, qui a de nombreux éléments communs avec la film de Redford alors qu’il traite des prolos de Boston…
 
Ordinary People / The Truman Show
 
Ordinary People / Good Will Hunting
 
Le silence s’installe ici à son aise, tout comme certains champs contre-champs clairement inscrits dans la durée, et dont le cinéaste retire une vraie substance. Comme dans Et au milieu coule une rivière, l’apparent conformisme, la forme  doucereuse de prime abord, contraste toujours avec une énergie et une pulsion de vie subtilement contrariée chez l’un des protagonistes (ici le jeune Conrad joué par Hutton, et le turbulent fil joué par Brad Pitt qui se rejoignent pleinement), et où le spectre de la mort est toujours en permanence à rôder
 
Ordinary People souffre essentiellement de quelques raideurs dans son montage, et du côté un peu toc de certains flash-back de jeunesse plus surréels dans le traitement, avec parfois des acteurs méchamment grimés  : mais même dans ses défauts flagrants, le film parvient à tirer une source de malaise non négligeable, laissant s’installer cette sensation d’immanence tranquille contre laquelle les personnages ne peuvent pas grand chose sinon s’adapter, reprendre une autre position pour ne pas sombrer dans le malheur.
 
 
 
On a souvent opposé académisme et classicisme, comme si le second était une version noble du premier, mais un film comme celui-ci amène à penser qu’un tel postulat déjà très "étiqueté" à la base est assez friable, tant ici les clichés et un langage cinématographique très naïf recèle bien des angoisses, et sans forcément qu’il s’agisse d’un projet esthétique entièrement délibéré, juste une manière de revisiter un fond commun, universel à l’expression américaine. Et si certains films de Redford réalisateurs questionnaient finalement en profondeur le dérèglement de toute une imagerie de manière moins apparente mais avec tout autant d’impact que les films de Lynch ou Wenders à cette période ?
 
Au-delà de ces questionnements un peu théoriques sur la valeur relative d’une esthétique, et la dimension que doit prendre nécessairement « l’auteur », la part de personnel et d’impersonnel, le film réserve en soit des moments d’inspiration qui confine juste à la grâce et parfois  à une authentique déstabilisation : que soit lors de la douloureuse annonce surprise de suicide d’un personnage secondaire, ou les circonstances qui poussent au fou-rire mal venu de la jeune fille avec qui sort Conrad, en plein milieu d’un McDo étrangement dédié à cette scène… On ne saura sans doute peut-être jamais vraiment tout ce qu’il y a dans la tête de Redford quand il joue avec ces imageries néo rockwelliennes… Dans son beau et mal accueilli La Légende de Bagger Vance, il n’hésitera plus en tout cas à faire basculer cet imaginaire dans un baroque à connotation fantastique, et à  faire de l’utopie américaine une totale rêverie de terrains de golfs…

 

 

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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