« Les choses du passé sont vertigineuses comme l’espace, et leur trace dans la mémoire est déficiente comme les mots. » Vies minuscules de Pierre Michon

Barbara est une variation musicale sur un thème, comme une esquisse exécutée sur une nappe de papier. Balibar, Barbara, Amalric, l’affiche met les noms sur le même plan et le générique joue avec les lettres de Balibar comme le film s’amuse de la ressemblance entre les deux femmes. Amalric, qui avait signé avec Tournée une ébouriffante odyssée sur le spectacle du New Burlesque, reprend du service ici en tant que réalisateur-admirateur éperdu de Barbara sous un nom d’emprunt : Yves Zand. Il évite les pièges et les pires écueils du biopic traditionnel en ne retraçant pas la vie de Barbara, ni les étapes obligées de sa carrière. Il invente un film dans le film. Balibar joue une actrice qui joue Barbara. Une Barbara au second degré. La mise en abyme est devenue monnaie courante au cinéma comme ailleurs mais elle est ici subvertie grâce à la forme éclatée, quasi kaléidoscopique, forme composée de bris de miroir à peine un peu déformants.

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Certaines scènes flirtent avec la comédie et donnent à l’exercice de style une allure de récréation dans la cour des grands. Il est dommage pourtant que le cinéaste se laisse parfois déborder par l’émotion du sujet ou des personnages, comme dans cette scène où Balibar pleure en chantant, ces larmes inutilement versées appuient l’effet sans nécessairement toucher au coeur alors que la voix de Barbara, son spectre (et le jeu de mots sur spectre et fantôme exhibé par le personnage même traduit les contours du phénomène) sonnent bien plus juste. Les archives sonores et visuelles de Barbara qui se tricotent, s’imbriquent, se fondent, s’enchaînent avec les images et la voix de Jeanne Balibar savent mieux que toute démonstration nous accueillir en leur sein. Amalric offre un film au cheminement accidenté, composé de lignes brisées et subtiles qui se plaît à interroger la modalité déontique du vrai et du faux. Où sont les archives ? Où est le tournage du film ? La femme ? L’actrice ? Il flirte avec la confusion des voix qui se superposent dans une scène à peine désynchronisée, fredonne l’infime, pianote sur l’impression.

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Le répertoire est là : de « Göttingen » à « Ma plus belle histoire d’amour » en passant par « L’Aigle noir », « Perlimpinpin » et « Amours incestueuses ». Belle idée aussi que ce dialogue avec Jacques Tournier. Pour les éditions Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », il voulait faire de Barbara une poétesse1. Barbara se cabre, refuse. Je ne sais pas écrire. Je suis tout au plus un zouzou. Et ce n’est sans doute pas par hasard si Amalric a choisi pour interpréter ce même Jacques Tournier, un écrivain : Pierre Michon, auteur des Vies minuscules. Car c’est précisément ce minuscule que cherche à capter le film. Lorsqu’il accroche des moments, des instants de vie, presque des instantanés, il déborde de l’anecdotique, le métamorphose. Ce que Michon a offert à la littérature, Amalric semble vouloir le donner au cinéma. Rimbaud le fils n’est pas loin non plus avec un refus partagé de l’hagiographie. A aucun moment, Barbara versus Balibar/Amalric (les deux semblent indissociables) ne verse dans le sensationnel, faisant l’économie des révélations tardives des mémoires de Barbara (la vraie) dans Il était un piano noir.

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Fantaisie musicale qui donne le là. Je te coupe le sifflet ma chéri. J’ai du travail moi, déclare Barbara-Balibar à la speakerine de son écran de télévision. Légère en apparence seulement car la grande réussite du film c’est de montrer des artistes au travail : en train d’écrire, de composer, de répéter, de chercher. Le maître mot tient sans doute dans cette quête du phrasé juste, du geste, de cet infime imperceptible qui fonde l’oeuvre d’art et sa quête. Amalric en fait la matière première du film qui tient tout entier dans ces répétitions, ces reprises, ces hésitations… N’est-ce pas la production du doute sur l’objet fini qui fondent le travail même de l’artiste et que Amalric nous donne ici à voir ? Il tente de capter une voix, une femme, une artiste en posant un regard sur son travail. Amalric, Barbara, Balibar, chacun à leur tour sont en quête. Barbara est un film qui montre les coutures du cinéma mais surtout le comment émerge la création et c’est si rare d’avoir la possibilité de toucher cet impondérable. Par peur de l’ennui, on en fait toujours l’économie dans les biopic traditionnels et la subversion du film tient de cette introduction des instants de création, de tâtonnement, de mouvement et de rythme pour parvenir à un produit fini. Alors le résultat ne peut être que morcelé, fragmenté en un scintillement de créations, une constellation de moments qui élaborent, déroutent, mettent en œuvre, sur pied même, l’oeuvre finale. Amalric parvient à reprendre les étapes obligées pour mieux les détourner, les dynamiter en somme. Jamais de longues scènes accordées à tel ou tel épisode de reconstitution biographique, il préfère donner à voir le film en train de se faire. En dévoilant ce tâtonnement, en injectant le doute dans le corps-même du film, en en faisant sa matière propre, Amalric innove et propose un objet singulier. Le doute pour matériau, le créateur se révèle « une espèce avide de se perdre » (pour reprendre Michon dans ses Vies minuscules).

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Le charme (au sens étymologique) du film produit un effet immédiat sur le spectateur qui ressort en fredonnant Barbara, habité par Barbara, ses gestes, sa voix, son visage. Ramener le spectre de la voix comme celui du corps à la vie, le temps d’une projection, réussir à le rendre palpable, vivant et à se l’approprier au-delà de la séance-même, ce n’est pas donné à n’importe quel film !

Je ne sais pas dire « Je t’aime. ».
Je ne sais pas, je ne sais pas.
Je ne peux pas dire « Je t’aime. ».
Je ne peux pas, je ne peux pas.
Je l’ai dit tant de fois pour rire.
On ne rit pas de ces mots-là.
Aujourd’hui que je veux le dire,
Je n’ose pas, je n’ose pas.
Alors, j’ai fait cette musique
Qui mieux que moi te le dira.

Pour une larme, pour un sourire
Qui pourraient venir de toi,
Je ferais le mieux et le pire
Mais je ferais n’importe quoi.
Pourtant le jour et la nuit même,
Quand j’ai le mal d’amour pour toi,
Là, simplement dire « Je t’aime. »
Je n’ose pas, je n’ose pas,
Alors, écoute ma musique
Qui mieux que moi te le dira.

Je sais ta bouche sur ma bouche.
Je sais tes yeux, ton rire, ta voix.
Je sais le feu quand tu me touches
Et je sais le bruit de ton pas.
Je saurais, sur moi, dévêtue,
Entre mille, quelle est ta main nue,
Mais simplement dire « Je t’aime. »,
Je ne sais pas, je ne sais pas.

C’est trop bête, je vais le dire.
C’est rien, ces deux mots-là
Mais j’ai peur de te voir sourire.
Surtout, ne me regarde pas.
Tiens, au piano, je vais le dire,
Amoureuse du bout des doigts.
Au piano, je pourrais le dire.
Ecoute-moi, regarde-moi.

Je ne peux pas,
Je ne sais pas,
Je n’ose pas.
Je t’aime, je t’aime, je t’aime…

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1La collection où apparaîtront Barbara mais aussi Brel, Brassens s’appelle en fait « Chansons d’aujourd’hui ».

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A propos de Séverine Danflous

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