Kornél Mundruczó – « La Lune de Jupiter »

La Lune de Jupiter de Kornél Mundruczó est une expérience forte, visuellement et émotionnellement. Il divise non seulement ses premiers spectateurs (certains portent le film aux nues, d‘autres le détestent, l’intermédiaire est rare), mais également, l’auteure de ces lignes : rarement, un film ne m’aura autant partagée. Une vision schizophrène, disons : 75% en adéquation, 25% à l’extérieur du film. Mais La Lune de Jupiter est tellement inclassable, bravant tout sur son passage et bluffant sur le plan formel, que par delà cette division, il y a sinon adéquation totale, du moins, un engouement indéniable.
La Lune de Jupiter fait gamberger pour des bonnes et mauvaises raisons : les ellipses scénaristiques sont-elles là pour travailler intelligemment, activement le spectateur ou bien un manquement au récit, une maladresse non élucidée ? Ou, ne serait-ce pas tout bonnement, expérimenter une plus grande liberté de spectateur ? Plus-value offerte grâce à un cinéaste inventif et ouvert d‘esprit, voulant défricher des territoires inconnus et qui enjoint le spectateur à apprécier d’être provoqué (cf l’entretien avec Kornél Mundruczó)


La Lune de Jupiter
 est le septième film du réalisateur hongrois (42 ans), également acteur et metteur en scène de théâtre et d’opéras.
Il survient après le remarquable et remarqué White God (prix un Certain Regard au Festival de Cannes 2014) qui partait du postulat qu’en Hongrie, tous les chiens bâtards étaient taxés ou chassés, ce qui donnait lieu à une époustouflante parabole politique et au plus grand film canin jamais vu : notamment, la scène de coup de foudre entre le chien vedette, Hagen et sa dulcinée. Kornél Mundruczó affirme que « Les deux films traitent des croyances et des différentes façons de regarder une histoire. La Lune de Jupiter développe cette question, et poursuit la trame de White God. »
Effectivement, La Lune de Jupiter pose des questions sur la croyance et la confiance.
En premier lieu, celle du spectateur : jusqu’où va-t-il adhérer – ou pas – au pacte que lui propose le réalisateur ? Comment se produit cette fameuse suspension of disbelief (ce moment cher au poète Samuel Coleridge, où le spectateur met de côté son scepticisme) ? Puis, celle qui va s’établir entre les deux héros du film et qui sera mise au mal au cours du récit : soit, Gabor Stern, médecin hongrois au bout du rouleau, alcoolo et déclassé et le réfugié syrien, Aryan, qui se découvre la faculté de voler, après qu’un flic lui ait tiré dessus. Devant racheter une dette (dans tous les sens du terme), le docteur véreux va d’abord exploiter le syrien volant, jusqu’à ce que…
Fou d’ambition, défiant toute classification, avec une indifférence au ridicule qui force le respect, La Lune de Jupiter épouse plusieurs genres: relecture mystique du film de superhéros à la Marvel avec son réfugié aux super pouvoirs ; parabole politique proche de White Dog ; conte engagé avec la naïveté que ça peut comporter et quelques phrases didactiques, type : « Où pourrai-je aller ? demande le réfugié, traqué comme une bête. – Il n’y a pas un coin sans les blessures de l’histoire », rétorque le Dr. Stern. La formulation est belle, mais maladroite.


Le réalisateur hongrois explore les grands thèmes archi casse-gueule de la rédemption, la force de la croyance, l’amitié, le pouvoir de la manipulation des images et des médias, la question de l’émigration et aussi du terrorisme.
Ce mélange de genres fait à la fois la force et la fragilité du film. Il peut provoquer réticences, agacement, voire rejet, mais pour certains, cette force finit par emporter toute résistance sur son passage, tant la Lune éblouit et surprend.
D’abord, il y a ces magistraux plans-séquences, véritables prouesses de mise en scène, impliquant autant une direction d’acteurs au cordeau qu’une caméra virtuose, accompagnés par les sublimes nappes sonores de l’Australien Jed Kurzel.
Ensuite, les scènes de lévitation convoquent à chaque fois une mise en scène inspirée. Puis, il y a cette audace mâtinée d’une confiance sereine en son propos, faisant de La Lune une sorte de blockbuster mystique, rappelant l’également inclassable, Cloud Atlas des sœurs Wachowski et de Tykwer.
Enfin, le film dégage une grande émotion, rationnelle : la relation entre Stern et Aryan et plus mystérieuse : le souffle lyrique du film, sa portée métaphysique, intraduisible par les mots, transmissible par ce qui relève proprement du Cinéma.
Comme dit Stern « les gens ont oublié de lever les yeux ; on vit à l’horizontale ».
Pas Kornél Mundruczó qui vise haut et loin, littéralement : La Lune (de Jupiter) !
Pour certains, il s’agira d’une démesure non maîtrisée : qui trop embrasse mal étreint, pour d’autres, cette outrance provoque une joie sans limites : la confirmation qu’on a bien à faire à un cinéaste, unique en son (mélange de) genre(s). Laissons-lui la parole : « Il faut essayer de trouver un nouveau langage cinématographique. C’est difficile. Mais quand je commence un nouveau film ou une pièce de théâtre, je me pose toujours la question: « Comment pouvoir y arriver », sinon je ne suis pas motivé. J’ai besoin d’être dans un territoire inconnu. »
En ce sens, La Lune de Jupiter est une terra incognita qui propose des découvertes passionnantes, pourvu qu’on lâche le Googlemaps mental et la boussole rationnelle. A l’instar de grands cinéastes actuels comme Lynne Ramsay ou l’éternel David Lynch, Kornél Mundruczó ose explorer de nouvelles formes de narration.


Certes, il y a des ellipses narratives qui imposent une deuxième vision du film pour mieux saisir certains enjeux, des étirements dans le récit et des accélérations soudaines cassant parfois le rythme; en ce sens, il est moins abouti que White God dont la narration était inattaquable.
Bonne nouvelle : après White God et La Lune de Jupiter, Kornél Mundruczó prépare un troisième opus d’une trilogie d’un genre passionnant : le « what if » film : film à hypothèses ou encore, uchronie.
Et si les spectateurs avaient envie d’une vision élargie du cinéma et désiraient plutôt se perdre que de trouver des évidences?
Et si le public idéal (évoqué par Kornél Mundruczó, dans notre interview) existait déjà ? Et s’il allait massivement voir son film….

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