Kiyoshi Kurosawa – "Mon effroyable histoire du cinéma – entretiens avec Makoto Shinozaki" (Livre)

Un premier conseil s’impose avant d’ouvrir Mon effroyable histoire du cinéma : emparez-vous de votre stylo et de quoi prendre des notes, car vous risquez d’être pris d’une folle envie de partir à la recherche de ces joyaux évoqués avec une telle délectation par Kiyoshi Kurosawa et Makato Shinozaki, qu’ils font travailler notre propension à imaginer les oeuvres avant de les avoir vues et d’avoir pu assouvir notre fantasme. Des ghost stories asiatiques des années 60-70 aux monuments de déviance cinéphile à base de bonzes cannibales combattant une héroïne dans la neige, avec des titres aussi évocateurs que Registre de décapitation féminine : la bonze déchirée ou L’art obscène de Kunoishi : nombreuses fleurs emmêlées comment rester de marbre face à de telles promesses ? (NDR : je vous souhaite d’ailleurs bonne chance, ma quête ayant été pour le moment plutôt vaine et je lance un sos à ceux pour qui la recherche sera fructueuse).

Pas plus d’intervieweur que d’interviewé dans ces entretiens avec Kiyoshi Kurosawa qui se métamorphosent en conversation à bâtons rompus avec l’un de ses anciens élèves, Makato Shinozaki, également cinéaste, critique, professeur et ami. Ces deux cinéphages enthousiastes nous immergent dans leur passion communicative du cinéma de genre ; il est très jubilatoire d’être témoins d’un échange si stimulant, tout comme il s’avère frustrant de ne pas pouvoir intervenir. Comme souvent chez Rouge Profond la richesse iconographique en regard constant avec le texte, vient appuyer les mots des intervenants. Mon effroyable histoire du cinéma n’est pas donc pas une étude du cinéma de Kurosawa par lui-même au sens propre, mais un voyage au «pays cinéma », pays des souvenirs, des traces indélébiles que laissent les images dans le paysage mental, permettant ainsi de toucher du doigt l’interaction entre la cinéphilie et la création, et d’en extraire un héritage culturel où vient s’abreuver l’inspiration tout en évitant le phénomène mimétique. En cela, Kurosawa tire sa modernité de sa capacité à ressasser les vieux mythes pour les faire siens, les renouveler, les tirer vers la contemporanéité.

Si sa première partie s’attache à tout un pan du fantastique japonais souvent méconnu, dans sa deuxième, Mon effroyable histoire du cinéma devient pour nous, les spectateurs occidentaux – fascinés par la magie du cinéma asiatique avec son sens des rites et cette magie du lointain – le portrait d’une cinéphilie japonaise qui opère un changement de focalisation de l’exotisme en le déplaçant de façon troublante vers le cinéma occidental. Aussi, tout fan de cinéma de genre ne peut qu’affirmer sa satisfaction face à autant de références surtout lorsqu’il s’agit d’entendre citer des perles que l’on croyait méconnues hors du cercles des initiés, et que l’on subodorait réservées à un public occidental privilégié. Kurosawa et son acolyte évoquent tout autant Let’s Care Jessica to death (John D. Hancock), Le Mort vivant (Bob Clark), Week end sauvage (William Fruet), que Blue Sunshine (Jeff Lieberman) ou let’s sleeping corpses lie (Jorge Grau) dans ce voyage plein de surprises.

Le moulin des supplices : « je ne m’attendais pas du tout à ça et j’ai été terrifié ».

Tout d’abord, ils révèlent leur amour pour le cinéma anglais et italien des années 60, ce qui réflexion faite n’apparaît pas foncièrement en contradiction avec l’esthétique des films de fantômes japonais des mêmes années, tournés également dans des studios, les manoirs anglais noyés dans le brouillard et les toiles d’araignées d’un Terence Fisher ou d’un Corman trouvant leur équivalent dans les marais hantés brumeux d’un Nakagawa par exemple. Parmi les fleurons de cette époque, Le Moulin des supplices fait incontestablement figure de déclencheur dans la passion de Kurosawa pour le genre. Il ne cesse de le décrypter, de l’analyser, lui vouant un véritable culte – c’est vrai que le film de Giorgio Ferroni reste une pure merveille de romantisme noir.
Pour un japonais, une œuvre qui se déroule en Hollande, avec ses moulins à vents, ses canaux, constitue l’acmé de l’exotisme, qui lui fournit une immense part d’évasion et de rêve. Le moulin des supplices l’émeut au point de ne plus parvenir à prendre de recul : « Si je suis convaincu que je ne pourrais pas refaire le Moulin des supplices, j’ai toujours essayé d’en retrouver l’atmosphère dans mes films d’horreur ». L’intelligence des propos de Kurosawa et Shinozaki réside souvent dans cette capacité à découvrir des correspondances tout aussi justes qu’inattendues, à l’instar des troublantes analogies dénotées entre le film de Ferroni, le Vampyr de Dreyer et le Funhouse de Tobe Hopper.

Lorsqu’ils abordent le cinéma des années 80, le jugement est parfois surprenant tant dans le scepticisme porté sur certains créateurs que dans leur enthousiasme parfois déconcertant … Kurosawa se pose par exemple comme un ardent défenseur de Hopper qu’il analyse avec pertinence : « Le but d’Hopper n’est pas de choquer par de la cruauté gratuite. L’une des choses qui l’intéressent, c’est de mettre en scène le mécanisme qui conduit à la mort. A l’écran cette mécanique fatale se manifeste à la fois comme motif et comme mouvement du récit ». Les deux cinéastes le considèrent comme un grand créateur : cela va du superbe Funhouse au risible Crocodile pour lequel ils font preuve de beaucoup d’indulgence. Etonnamment, Kurosawa et Shinozaki prennent souvent la défense d’œuvres parfois méprisées par la critique occidentale (ou juste défendu par quelques uns) et dans lesquels il trouve une richesse insoupçonnée lorsqu’au contraire il méprisera certains grands classiques reconnus.

S’ils ne tarissent pas d’éloge sur Carpenter, difficile de ne pas faire la moue en entendant Halloween qualifié de mineur, tout en se réjouissant de la réhabilitation d’un Village des damnés ou de voir qualifié Escape From L.A de « meilleur film de l’année 1996 », et de les entendre se remémorer certains passages comme des gamins. Car l’un des grands plaisirs que l’on tire de la lecture de cet ouvrage tient également à une joie candide du cinéma, toujours renouvelée, salvatrice, cette capacité d’émerveillement constante face à l’image, rattachée à la saveur de l’enfance.

Cronenberg les perturbe beaucoup, et la vision de Crash les rassure « sur le fait qu’il ne s’était pas embourgeoisé ». On aurait été curieux de savoir si leur avis reste le même après History of Violence ou Les promesses de l’ombre. Ils s’attardent également un Larry Cohen un peu trop facilement relégué au rang d’honnête artisan, et Shinozaki décèle beaucoup de similitudes entre le sujet de Cure et celui de Meurtres sous contrôle et notamment le pouvoir d’autosuggestion presque surnaturel d’un seul homme sur une collectivité. « Les films de Larry Cohen sont très proches des vôtres, malgré un style complètement différent » conclue t’il d’ailleurs.

Fascinantes sont en ce sens les études (intitulées « correspondances »), comparant, photos à l’appui deux séquences, l’une tirée d’un film connu, l’autre d’un film de Kurosawa pour en dégager les similitudes, les influences, la relecture ou la digestion intellectuelle : entre un extrait des Dents de la mer mis en parallèle avec une séquence de Sweet Home, une scène d’agression de Massacre à la tronçonneuse avec un moment similaire dans The guard from the underground, ou encore une remarquable étude comparative entre l’interrogatoire de L’Etrangleur de Boston et celui de Cure.

Certaines analyses n’échappent cependant pas à une certaine superficialité sans doute explicable par des lacunes historiques ou sociologiques vis à vis de l’occident – probablement du même ordre que celles qui nous rendent impossible la pleine appréhension des subtilités du cinéma japonais. Ainsi rejettent-ils la dimension politique d’un Zombie de Romero (un pur film d’action selon eux), même s’ils qualifient La nuit des Morts vivants d’une « relecture critique de l’histoire des Etats-Unis ».

Kurosawa et Shinozaki ne sont pas tendres avec de Palma qu’ils considèrent véritablement comme un cinéaste purement mimétique dans l’ombre d’Hitchcock ce qui engendre parfois de moments très drôles comme l’évocation du « navet absolu » qu’est Body Double ou la défense d’un des films les plus méprisés du cinéaste qu’est L’esprit de Caïn (NDR : je ne suis pas loin de partager leur avis sur ces deux films). Le formalisme pour le formalisme les laissent froids : ils ne vouent pas une admiration sans bornes à Hitchcock à qui ils reprochent son aspect trop conceptuel, et sa propension à donner des leçons de stylistique cinématographique qui auraient tendance à préférer dévoiler le mécanisme du cinéma et de laisser le spectateur à distance. La mise en scène d’Hitchcock selon eux manque de vie, et trop froidement calculée, expose à outrance son dispositif formel : A propos d’un plan des Oiseaux, Kurosawa déclare « C’est comme si Hitchcock disait : voilà, c’est ça le cinéma. Ah ! Ah ! Je déteste ça ! Quand on regarde ses films, on se rend compte qu’il pratique souvent ce genre de choses ». La vigueur de l’imaginaire tiendrait justement à cette capacité à faire oublier pendant quelques instants le monde qui nous entoure, la première étape étant de parvenir à faire abstraction du fait que le cinéma est un pur artifice, un ensemble de mécanismes de techniques, d’écriture et de mise en scène. Ainsi à travers l’évocation de leurs vrais maîtres transparaît leur véritable conception de la création, le désir de voir suscitant celui de créer.

Les goûts et les intérêts témoignent d’une conception extrêmement précise de l’imaginaire et de sa puissance, dans un rejet commun du réalisme et du conceptualisme à outrance. A cet effet, la critique de la vague contemporaine des films de psychopathes à tendance documentaire tels Henry, portrait of a serial killer qui présageait des futures expérimentations de l’épouvante télé-réalité (REC, Diary of the dead, Cloverfield), est significative d’une primeur du fantastique des frontières et d’une interrogation sur le rapport à la peur qui ne se relie nullement à la représentation du réel et à sa perception : « je ne pense pas que le réalisme doive être primordial ». Aussi Kurosawa en conclue que l’horreur est « le genre qui exige le plus de maîtrise. ». Ce cinéma du glissement du quotidien vers le cauchemar et de l’inquiétude étrangeté ou tout bonnement du rêve et du cauchemar définit l’essence même d’un fantastique métaphysique reflet des profondeurs humaines, qui s’éloigne de la notion de divertissement et à laquelle se rattachent parfaitement ses propres films, jusque dans les dérives fantasmatiques de Tokyo Sonata.

Le cinéaste de Cure trouve son compte dans des œuvres plus confidentielles dont nous pensions que la réputation n’avait pas dépassé les frontières : ainsi sommes nous enchantés de les voir partager notre fascination pour un Dead and Buried de Gary Sherman, ou pour un Burnt Offerings de Dan Curtis, bref, de vouer un culte à des films qu’on adore, de les entendre déclarer les même frissons et de citer les scènes qui nous ont effrayées. Au-delà des frontières les images marquent les esprits, se gravent dans les inconscients ; à des milliers de kilomètres de distance, les sensations sont partagées. Le point de vue des deux cinéastes apporte donc un témoignage très précieux du paysage cinéphilique hors occident dans lesquelles se rejoignent des cultures a priori éloignées, avec un plaisir communicatif qui génère un désir intense de se replonger à l’orée de leurs mots dans les oeuvres évoquées ainsi que dans celles de Kurosawa lui-même. Alors que le cinéma fantastique peine encore faire valoir sa splendeur, l’universalité du regard qui émerge de ces pages constitue la meilleure réhabilitation qui soit.

Mon effroyable histoire du cinéma constitue l’une des plus belles déclarations d’amour à l’art de la peur, médium inégalable des angoisses et des pulsions de l’homme, de sa crainte du vide et de sa hantise de la mort.

Mon effroyable histoire du cinéma : Kiyoshi Kurosawa, Entretiens avec Makoto Shinozaki
Editions Rouge Profond, collection « raccords » (2008)

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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