« Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contre-partie. Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête lucide entre les deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de ne pas être deux. » La citation de Cheikh Hamidou Khan est placée dans un encart, à la fin du film et elle dit tout : aussi bien du pluralisme culturel qui traverse la société sénégalaise post-coloniale, que des contradictions qui peuvent cohabiter. Et la folie en offre une expression sans fards.

À Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, le documentaire de Joris Lachaise est en prise directe avec la façon dont la société sénégalaise traite ses fous. Disons que la démarche se veut proche du réel, centrée sur une question précise : qu’est-ce que la folie dans le Sénégal d’aujourd’hui ; comment est-elle perçue et soignée ? On peut regretter que l’arrière-plan théorique du réalisateur soit occulté et ne permette pas de saisir pleinement les enjeux économiques et sociaux de la psychiatrie, dans sa rencontre avec les pratiques traditionnelles des guérisseurs. C’est un choix assumé, animé par un regard anthropologique plus que politique. À première vue, le titre indique que la folie aurait disparu et qu’on ne pourrait en constater que des vestiges. La dénomination n’est pas neutre : « folie » – et non « maladie mentale », « psychose » ou « psychiatrie », mots dont on pourrait dire qu’ils appartiennent à un champ sémantique médical moderne et occidental. La folie, elle, s’inscrit dans une filiation ancienne, elle ouvre sur une histoire qui va au-delà des cloisonnements nosographiques adoptés depuis les années 1950. Sans volonté démonstrative, la caméra de Joris Lachaise vise à saisir un état des lieux. Le cinéaste va au plus simple : la folie, c’est ce qu’il y a de plus universel, toutes époques et sociétés confondues. Reste à savoir comment celle-ci est interprétée et traitée dans un pays traversé de rites ancestraux et confronté à la mondialisation. L’Afrique post-coloniale, ouverte sur la modernité occidentale, aurait-elle refoulé les manifestations traditionnelles de la folie dans les murs de la psychiatrie ? En aurait-elle abrasé les expressions symboliques par un recours à des traitements chimiques, sous l’influence du modèle européen ? Joris Lachaise observe les courants qui innervent une société tributaire de l’apport colonial, tout autant que de ses coutumes séculaires.

Plutôt que de structurer son film sur un antagonisme entre Afrique et Occident, Joris Lachaise le construit sur une opposition entre intérieur et extérieur de l’hôpital. À l’intérieur, il surexpose la blancheur des murs. Et cette nudité crue révèle la puissance d’enfermement des cloisons, tout autant qu’elle les rend immatérielles. Car il y a, à Dakar, des patients qui recourent aux guérisseurs – rokia islamique et exorcisme évangélique -, pour se défaire des esprits malfaisants. Les exorcistes s’invitent même entre les murs de l’institution psychiatrique. Si elles peuvent être en concurrence avec la théorie psychiatrique et ses adjuvants médicamenteux, ces pratiques n’en témoignent pas moins d’une circulation de discours composites, aussi composites que les délires des patients, poreux aux cultures qui les ont nourris. La caméra de Joris Lachaise suit les entretiens du Docteur Sara avec ses patients. Au téléphone, ou en face à face, dans une disponibilité et une écoute qui ménagent une place à toutes les influences, sans exclusion. Les plans rapprochés sur le docteur, sans souci de mise en scène ou d’embellissement du décor, montrent une clinique où la rationalité médicale borde la souffrance, avec un soin constant de ne pas dénier leur place aux croyances des patients. Le documentaire opte pour une narration non linéaire, où le propos d’ensemble se dessine in fine à partir d’une alternance de séquences, avec des effets de retour et de boucle sur les patients filmés : déambulations dans le couloir de l’hôpital, scènes de délire convulsif, entretiens privés avec le docteur, échappées philosophiques d’un ancien patient qui tient sur la société un discours critique. Ce sont donc plusieurs expressions de la folie qui apparaissent dans ce documentaire.

La place est surtout accordée à la rencontre de l’exercice clinique et des rites ancestraux face au délire des patients. Il y a des séquences angoissantes, comme ces images où nous sommes plongés en chambre d’isolement avec un patient qui se plaint de faim et soif inextinguibles. Le corps à vif, réclamant bruyamment ses litres d’eau et son pain quotidien, il pourrait passer pour une victime de la psychiatrie moderne. Ou encore, cette autre scène où un musulman, en proie à un délire mystique chrétien, inverse son exorcisme et retourne au prêtre ses invocations, plaçant les puissances démoniaques du côté du guérisseur. Une façon aussi de souligner que le délire se situe peut-être du côté des croyances normalisées… et de prêter à rire, sinon à sourire. En contrepoint à l’hôpital, Joris Lachaise explore le marché de la guérison rituelle –  au spectateur de se faire une idée, car il n’est pas plus condamnable que le marché des psychotropes. Les prêtres ont pignon sur rue, leurs locaux à la devanture colorée contrastent avec l’aspect carcéral et dénudé de l’hôpital.  Ils apparaissent comme une solution plus humaine, plus proche, peut-être des pathologies des patients. Le débat constitue le coeur du documentaire : comment le Sénégal opère-t-il la synthèse des divers courants ? La cinéaste et écrivain Khady Sylla, apparaît comme le fil conducteur de ce récit éclaté, l’intermédiaire entre l’extérieur et l’intérieur. Son propos fait le pont entre le délire des patients, le docteur Sara et la parole poétique des fous qui jouxtent l’établissement, comme celle de l’intellectuel Thierno, ancien patient de Thiaroye lui aussi.

Khady Sylla n’oppose pas les pratiques mais les dialectise : la société sénégalaise urbanisée, ouverte sur la mondialisation, a engendré elle-même ses propres fous – et à ce titre, se doit d’adopter des méthodes de soin modernes. La cinéaste, qui tourna Une Fenêtre ouverte en guise de témoignage sur sa propre expérience de la folie, fut suivie pendant dix-huit ans par le docteur Sara, doyen de l’hôpital. On retiendra son phrasé mélodieux, ses traits mélancoliques et souriants à la fois : elle incarne ce trait qui nous échappe de la folie, une lucidité qui n’en épuise pas l’énigme. Joris Lachaise la rencontra alors qu’il avait déjà le projet de son documentaire – qui remonte à son séjour à Bamako, où il était parti filmer la célébration du cinquantenaire de l’indépendance et où il fut frappé par la déambulation de patients hagards, sous neuroleptiques. Elle est elle-même à l’image de cette fenêtre, attentive à la complexité du monde moderne. Le documentaire de Joris Lachaise lui est dédié.

 

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Retour sur la généalogie du projet : alors qu’en France le courant anti-psychiatrique de Laborde eut pour ambition, dans les années 60 et 70, de désaliéner la folie, il se conjugua à un anticolonialisme émancipateur en Afrique. À Dakar avec Henri Collomb, ou à Alger avec Franz Fanon, l’idée était d’ouvrir la clinique à la culture des patients. Mais aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, que reste-t-il de cette volonté émancipatrice ? Ce qu’il reste de la folie doit beaucoup à l’expérience de Jean Rouch, qui filma la transe libératrice des houakas, dans Les Maîtres Fous. Silencieux sur le corpus médical qui oriente la pratique du docteur Sara, le documentaire de Joris Lachaise l’effleure pourtant. Et ce, très brièvement, durant une séquence d’entretien avec Khady Sylla où la caméra quitte les visages pour des inserts : sur une revue où se dessine le visage de Freud, père de la psychanalyse ; sur un article faisant référence à Pinel, le célèbre aliéniste du XIXème siècle, auquel la nosographie psychiatrique doit tant. Ne serait-ce que dans le vocable du docteur Sara, on entend les références cliniques qui prévalent : il parle de « psychose maniaco-dépressive », de « mélancolie » (ndlr : ces termes ont aujourd’hui quasiment disparu sous l’influence des grilles de lecture anglo-saxonnes, privilégiant l’approche des « troubles de l’humeur » ou du « spectre bipolaire »). Il n’est pas question uniquement de la façon dont on désigne une structure mentale, mais aussi de la frontière entre normal et pathologique, à laquelle les patients apportent chacun une forme de réponse. De toute évidence, nous avons fait le choix pragmatique de la norme, soit de soigner quelques individus, plutôt que la société tout entière.

 

 

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A propos de Miriem MÉGHAÏZEROU

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