Alejandro Amenabar – "Agora"

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En choisissant de s’intéresser à Hypathie d’Alexandrie, philosophe et mathématicienne victime de la furie d’un rassemblement de chrétiens au Vème siècle, Alejandro Amenabar tient là un sujet de fiction tellement en or qu’on peut même se demander pourquoi il n’a pas intéressé plus tôt n’importe quel autre cinéaste. Comme d’ailleurs tout ce qui relève de l’histoire des idées de la philosophie antique, très peu abordée au cinéma et en matière de péplum, l’antiquité étant abandonnée comme par connivence aux seules fascinations guerrières et pulsionnelles, ainsi qu’aux dispositifs spectaculaires. L’auteur d’ Ouvre les yeux, rien qu’à ce niveau, livre un objet notable qui modifie enfin l’axe central de cette représentation devenue commune.

Il le fait toutefois, comme par transition, en se focalisant sur une femme qui fait plus figure de mythe virginal flou et quasi secret, maudit par l’église, dont on ne saura jamais l’étendue réelle dans l’avancée de ses travaux, pour cause de destruction et disparition de leurs traces. En l’occurrence, Amenabar se permet beaucoup de liberté dans l’évocation, même avec ce qui a été le plus communément décrit par les historiens les plus proches de son époque, comme les circonstances de sa mort. Le cinéaste se réapproprie donc cette figure sans trop de complexes pour lui injecter le sens qu’il désire et en faire l’héroïne de cinéma qu’elle aurait du être depuis longtemps. « Magie » des époques charnières, le réalisateur ne se prive pas non plus de satteliser autour d’elle des conflits religieux essentiels ainsi qu’un autre mythe, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie.

Agora fonctionne du coup comme une sorte de fable au gout d’éternité, où se jouerait le drame incessant entre raison, passion et barbarie, dans la plus pure frontalité de ces thèmes. Sans grand approfondissement psychologique, seulement dans les surfaces pourrait-on dire, mais dans une vision globale habile qui ne démérite pas et évite de sombrer dans la caricature et la simplification. Les figures sphériques et coniques dont est en quête Hypathie sont adoptées par Amenabar dans la construction de son récit et dans sa mise en scène; que ce soit dans la tentative poétique d’approche dialectique entre l’homme et le céleste (avec des plans aériens cependant parfois trop insistants et esthétisants), que dans cette constance à ne jamais évoquer un mouvement sans en aborder d’autres qui se meuvent en même temps. Le résultat pourrait vite être schématique et hyperbolique, avec en particulier des personnages masculins qui semblent chacun représenter un élément clé de démonstration, mais il n’en est rien.

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Amenabar sait en faire au contraire un gage d’intelligence en assumant qu’ils soient les éléments clés d’un film invitant avant tout à prendre sur le cours du monde et la construction d’une fiction une perspective qui soit celle d’un regard élargi. Une vision qui remette en cause, et qui n’hésite pas à aller chercher un maximum au delà du monde connu pour s’aventurer dans une représentativité qui s’inscrirait sous forme de cosmos et non d’individualisme de regard biaisé, brêche vers les fanatismes. Agora s’inscrit ainsi comme une parfaite évolution dans l’œuvre d’un cinéaste qui s’est toujours soucié de montrer l’être humain comme se forgeant des univers de bric et de broc où il aime à s’enfermer. Sauf qu’à l’étape adolescente et excitante de la révélation du caché et du faux, se succède aujourd’hui la recherche du tout et d’une forme qui permette de faire cohabiter les mondes antagonistes qui s’affrontent, en nous rappelant ce qui engendre richesses et paresses de l’âme, jusqu’aux ténèbres. Il en résulte que le réalisateur n’est définitivement pas un styliste, mais qu’il se construit un projet cohérent avec des choix de cinéma bien tranchés, malgré encore quelques maladresses qui portent pourtant plus les marques de l’enthousiasme que celles du pompierisme et de la facilité.

Le chiffre trois, le triangle, est une autre figure géométrique essentielle dans Agora: vérité, pragmatisme et fanatisme s’engendrent et se détruisent. Ce n’est pourtant pas non plus un film installé dans un dispositif manichéen: la sauvagerie, le désir, le doute, l’esclavage, les dieux qui engendrent les dieux… il sont autant d’éléments intermédiaires qui montrent qu’il ne s’agit pas pour lui de faire un portrait doré de l’antiquité face à un Moyen-Age pointant le bout de son nez; ni d’en appeler à une leçon de morale sur notre condition contemporaine, mais seulement de montrer avec une limpidité rare ce qui engendre continuellement la barbarie. Quelle place pour la fiction de cinéma? Celui de faire du drame des idées une possibilité d’épopée et de romanesque, voir d’érotisme au second degrés. Dans la perfection d’origine néo-platonicienne recherchée par l’héroïne, et les corps androgynes et érotisé du casting masculin, se cache aussi un beau nœud de vipère psychique et passionnel où l’art aura toujours quelque chose à montrer et à apporter. Ce n’est pas pour rien qu’ Agora se termine surtout sur une belle étreinte improbable, un geste d’amour  au bout duquel un jeune esclave aura fait en même temps son initiation aux difficiles règles de sa liberté.

Réalisé par Alejandro Amenabar. Scénario d’Alejandro Amenabar et Matéo Gil. Photo: Xavi Gimenez. Montage: Nacho Ruiz Capilla. Avec: Rachel Weisz, Max Minghella, Oscar Issac, Sami Samir, Rupert Evans, Michael Lonsdale . 2:35;1. 126 minutes.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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