« Un Goût Exquis », m.e.s. Fabrice Ramalingom (en tournée)

 Le pédé est un gros con, comme tout le monde.

Brûlot d’une pertinence jubilatoire publié en 2006, Un Goût Exquis (sous-titré « Essai de Pédesthétique ») d’Antoine Pickles fait voler en éclats les nombreux poncifs et clichés dont sont victimes les homosexuels, et cela avec une gouaille et un propos plus que libérateur. Partant du postulat que la société hétérosexuelle enferme le pédé (terme revendiqué par l’auteur) dans ses propres projections voire fantasmes, l’auteur belge dissèque de manière quasi sociologique « l’être pédé » contemporain.

Non le pédé n’a pas le monopole du bon goût…

« Je suis pédé, et donc j’ai un goût exquis […] Ce goût exquis que l’on prête aisément au pédé est un préjugé aussi idiot que celui qui prête au nègre le sens du rythme, au juif, celui des affaires, et à la femme, l’intuition. » Un Goût Exquis, Essai de Pédesthétique, Antoine Pickels.

… n’a pas plus celui de la sensibilité artistique.

« Tous les artistes ne sont pas pédés, tous les pédés ne sont pas artistes. Mais on peut apprécier l’art sans être un praticien, et croire que les véritables œuvres d’art, en nous proposant une vision renouvelante du monde, nous permettent de le redécouvrir  autrement, de transformer notre regard sur celui-ci, d’y être différemment enfin. Combien d’œuvres nous ont embellis des choses que nous trouvions laides ou quelconques, combien d’autres nous ont dévoilé, par l’acuité de leur regard, de fausses beautés ? Il serait curieux que celles conçues par des artistes pédés, ou que la manière dont les pédés  regardent certaines œuvres, n’aient rien à nous dire de particulier. Il se trouvera bien sûr des lecteurs pour penser, avec Angelo Rinaldi, que l’art ou la littérature n’ont pas de sexe, et qu’il n’y a que du bon art et du mauvais. C’est au prétexte de ce point de vue universaliste que l’on ampute depuis des lustres Platon, Shakespeare, Michel-Ange, Proust ou Gide, et tant d’autres, de ce qui fait une grande partie de leur charme, et pire, qu’on en fausse la lecture. Sans doute l’œuvre des artistes pédés n’est-elle pas réductible à leurs goûts sexuels. Mais dire qu’il n’y a rien à voir avec ceux-ci, et que leur manière d’aimer n’influe pas sur leur création, c’est faire bon marché de l’amour (et du besoin d’amour) qu’il faut avoir pour créer. » Un Goût Exquis, Essai de Pédesthétique, Antoine Pickels.

(c) Franck Boulanger

Ainsi, selon Pickels, « L’identité pédé », si elle construit, ne devrait pas suffire pour définir. Le jugement d’une personne, si tant est que le jugement soit considéré comme inévitable, ne devrait ainsi pas s’arrêter à la sexualité.

En allant plus loin et de manière plus large, le pédé devrait pouvoir, en somme, être considéré comme un « gros con » et cela comme tout le monde, sans jugement ni idées reçues d’aucune sorte. Et c’est en cette capacité à être un gros con potentiel qu’il devrait être jugé à part entière et non pas pour sa sexualité seule. L’hétérosexuel juge-t-il à ce titre son congénère pour sa sexualité ? Non, il le juge sur sa propension à être plus ou moins con. Pourquoi en serait-il autrement pour le pédé ?

Une autre question est posée par Pickels : l’hétérosexuel est-il pour autant seul responsable de cette étiquette esthétique et morale collée au pédé ? Une fois encore, non : le pédé est lui-même responsable de l’image qu’a de lui la société majoritairement hétérosexuelle parce qu’il l’utilise tout à la fois pour rassurer que pour provoquer, s’enfermant par là même. Ainsi, l’exception redéfinit-elle une nouvelle norme ?

« … mon image de pédé ne m’a pas été totalement dictée par « l’ennemi ». J’ai collaboré amplement à cette construction, donnant des tics et des codes en exemple. Récupérant des clichés comme des repères, caricaturant les caricatures pour être recaricaturisé, corrigeant parfois le tir en refusant des idées erronées et peu à peu, le straight et moi-même sommes arrivés à une image qui à la fois le rassurait parce qu’elle me cernait, et me seyait parce que je savais qu’il me suffisait de ne pas y correspondre pour échapper à son contrôle, ou d’y correspondre si je voulais être détecté par mes semblables » Un Goût Exquis, Essai de Pédesthétique, Antoine Pickels.

Afin de poursuivre sa démonstration, Pickels identifie cinq archétypes précis cristallisant selon lui, le pédé, archétypes tout à la fois imputables à la déformation du prisme hétérosexuel (ses fantasmes, ses préjugés) qu’à la communauté gay elle-même (ses codes, son identification sexuée (passif / actif)) et qui sont : l’Hyperviril, la Folle, le Dandy, l’Homo du Peuple et enfin le Vieux Pervers.

Fort de ces images très symboliques, le chorégraphe et metteur en scène Fabrice Ramalingom construit une œuvre cohérente qui assoit les mots de Pickels sur la réalité physique et la personnalité de ses 4 performers, chacun d’entre eux prenant en charge, à tour de rôle, les archétypes tels que décrits précédemment pour mieux les exploser. Incarnés, les stéréotypes peuvent ainsi développer toutes leurs ambiguïtés et cela par l’ambivalence que le corps même exprime. À titre d’exemple, le danseur Jo Heyvaert, corpulent, rabelaisien et poilu au possible, incarne un hyperviril bear d’une étonnante sensibilité voire féminité lorsqu’il explique sa volonté enfantine d’être une princesse, le poignet cassé et dressé sur ses pointes de danseuse gracile.

(c) Franck Boulanger

Cette dualité permet avec justesse de renforcer visuellement cette explosion des clichés telle qu’envisagée par Pickels. Sur scène, tout est donné à voir et chacun peut être fier, parce qu’il est complexe et décomplexé, de ce qu’il est. Même la Folle, qui, bien trop souvent, est cachée, et cela par la communauté gay elle-même, de peur que cette image, une nouvelle fois, ne l’enferme. En écho de cette idée, cf le récent texte de Didier Lestrade pour Minorités.

« Il y a cette idée dans l’air, comme une force invisible, d’un horizon à atteindre pour tout homosexuel qui se respecte: renvoyer la bonne image de l’homosexualité et donc s’y conformer en étant un bon homosexuel. Il y aurait deux groupes, les bons gays et les mauvais gays. La folle serait  un peu la mascotte des mauvais gays, même s’il n’y pas qu’elle dans ce groupe, elle phagocyte totalement l’attention et subit cette nouvelle homophobie horizontale. « OK tu es gay, c’est formidable mais ne soit pas une folle ! ». Si les choses sont rarement formulées de la sorte, cette homophobie habituelle des hétéros sur les homos est désormais monnaie courante à l’intérieur même du groupe. Je me suis fait cette réflexion à plusieurs reprises lors de banales conversations. » Didier Lestrade (Minorités).

Ainsi donc le spectacle de Ramalingom rejoint le texte de Pickels en ne tentant pas de définir l’identité homosexuelle (bien qu’il en distille les références jusque dans la bande-son (Smalltown Boy de Bronski Beat tel que repris par Herman DuneOver the Rainbow…)), mais en en montrant plutôt la richesse ainsi que les diversités.

Le spectacle en lui-même est également, tout comme le pédé, un objet inclassable. Prenant tour à tour la forme d’une conférence, d’une pièce de théâtre, d’une démonstration de danse, la performance devient très vite non identifiable formellement tant elle emprunte à différents supports. Un bazar. Pourtant, si le texte de Pickels atteint l’auditoire, il est malheureusement corrompu par quelques maladresses malvenues qui laissent une impression mitigée à la fin du spectacle.

Tout d’abord sur la forme, on peut regretter l’aspect brouillon et inégal de la proposition de Ramalingom : hormis une séquence très belle sur la table qui voit l’un des corps supporté par les autres interprètes, les parties dansées n’en sont pas vraiment.  En effet, si les déplacements sont chorégraphiés, aucun moment n’est véritablement technique, laissant l’impression que l’argument de mise en danse n’est pas vraiment tenu. Plus de précision aurait ancré davantage le spectacle.

(c) Franck Boulanger

Sur le fond, une nouvelle fois, une impression de brouillon vient corrompre la pertinence du propos de Pickels. Chanter une recette de choux à la crème sur l’air d’I Feel Pretty de la comédie musicale West Side Story n’était pas forcément le choix le plus pertinent tant il s’avère un peu mièvre. Maladroite, la séquence fait en effet à peine sourire, l’humour léger _ un peu folle_  y régnant ne faisant pas vraiment mouche à cause du décrochage qu’elle implique. De même, certains passages s’avèrent balourds du fait d’une écriture un peu en dessous, presque facile (« Tu me traites de tafiole et oui, je suis tafiole. Ta fiole de poison »). Cette candeur, non sans charme et sans doute utilisée ici pour exprimer par des mots simples, la réflexion propre des perfomers, parce qu’elle rencontre la richesse du texte de Pickels peu avant, se vide de ce fait de son impact et creuse le propos tant elle finit par taper à côté, comme en décalage. Ces passages, parce que parfois trop lisses et consensuels, déplacent par comparaison à l’argumentaire général, le propos de Pickels vers une légèreté qui ne fonctionne pas vraiment, même si l’on comprend aisément l’intention du metteur en scène d’apporter des comme respirations.

Par comparaison, nous aurions préféré voir davantage développée la séquence très touchante durant laquelle les interprètes racontent leurs propres doutes face au spectacle : lorsqu’un des comédiens explique avoir troqué son nom pour un pseudonyme, pas certain de pouvoir assumer sa véritable identité sur scène et  lorsqu’enfin, il la déclame avec fierté, on sent ici et très précisément ici, que quelque chose s’est, sur scène, joué. Il semble en effet que tout le discours tient dans ce moment suspendu d’une extrême sincérité qui cristallise ce qu’est « l’être pédé » et ce en quoi le jugement hétérosexuel et plus largement le jugement social, parce qu’il est gangréné de clichés, peut devenir, connement toxique.

(C) Franck Boulanger

Un Goût Exquis n’en demeure pas moins une proposition qui, malgré quelques maladresses l’affadissant quelque peu, témoigne d’une époque. Quel dommage que le texte de Pickels ne soit plus réédité pour poursuivre la réflexion plus avant.

A découvrir le 18 juin au Festival D’Uzès Danse.

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A propos de Alban Orsini

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