« La Mouette », m.e.s. Thomas Ostermeier

« Qui est allé en enfer

voit le monde et les hommes autrement« ,

Anton Tchekhov.

Thomas Ostermeier en quête d’une langue.

(c) Arno Declair

(c) Arno Declair

Le prologue de La Mouette – version Ostermeier – a de quoi désarçonner tant il multiplie les pistes et semble, de prime abord, s’éloigner du chef-d’œuvre d’Anton Tchekhov. S’emboîtent en effet et pêle-mêle, une réflexion improvisée (et laborieuse) sur les migrants syriens, le 49-3, la condition des professeurs sous-payés… D’emblée pourtant, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier place son Tchekhov dans un univers brechtien des plus décalés et inattendu, distanciant avec humour chacun des personnages iconiques qui le composent et ce faisant, avertit le public du parti qu’il s’apprête à prendre. S’ensuit une scène hilarante durant laquelle Ostermeier s’amuse des tics du théâtre contemporain (la captation vidéo live, le nu injustifié…) tout en taclant la mauvaise habitude des théâtres de ne bien trop souvent privilégier que les rassurants textes classiques au détriment des écritures plus avant-gardistes. En donnant à voir en début de spectacle une scène dantesque très « castelluccienne » dans sa forme (le cadavre du bouc, le son hypersaturé des voix, l’ambiance sonore…) et en la faisant se confronter à la pose du personnage auteur et artiste Konstantin Treplev, Ostermeier avertit une nouvelle fois le spectateur sur son intention : celle de sortir des poncifs du théâtre contemporain pour chercher une voix propre.

Et ce n’est pas anodin si pour ce faire, il a fait appel à Olivier Cadiot pour traduire de manière originale et moderne, le texte de Tchekhov.

« Pour mettre en scène un texte dans une autre langue que l’allemand, j’ai besoin de travailler avec quelqu’un en qui j’ai une totale confiance dans son rapport au langage. D’une part Olivier Cadiot est un écrivain qui connaît mon travail, et nous partageons le même intérêt pour le langage quotidien, la langue que l’on parle tous les jours. D’autre part il est poète autant qu’auteur, et j’ai également besoin d’une langue élaborée, bien pensée, qui nourrisse et structure le jeu. C’est le cas avec sa traduction. Enfin, nous avons rajouté du texte tiré d’histoires propres aux acteurs ou de citations utilisées lors des répétitions », Thomas Ostermeier, à propos de La Mouette (propos recueillis par Eric Vautrin, février 2016, dossier de presse).

« L’enjeu de ce projet a moins été de proposer une nouvelle version de La Mouette que de traduire en français le point de vue d’un metteur en scène. J’ai travaillé à partir de la version allemande du texte adapté par Thomas Ostermeier même si j’ai été fidèle à cette vision, à son désir de fluidité, j’ai utilisé en référence l’excellente traduction de Vitez du russe. C’est une méthode particulière qui fait rebondir le texte dans trois langues et qui le prépare à la scène. L’adaptation en allemand ne proposait pas de réécriture, mais seulement quelques coupes, ce n’est que sur le plateau, grâce aux improvisations des acteurs, que le texte, sur certains points, a trouvé ces prolongements actuels », Olivier Cadiot, à propos de La Mouette (Texte consultable sur le site du Théâtre Vidy Lausanne)

(c) Arno Declair

(c) Arno Declair

On pourrait alors crier au sacrilège tant le texte est passé à la moulinette et expurgé de certains de ses passages, mais ce serait vite oublier le prologue du spectacle et les thématiques abordées dans le texte même qui font la part belle à la création et aux délires qui lui sont propres.

« ARKADINA_ Ah bon ? Alors pourquoi ne pas jouer une pièce normale au lieu de ce délire abscons. Si c’est une plaisanterie, je veux bien… mais tout ce bavardage sur la nouvelle ère artistique. Le théâtre nouveau ! Le théâtre nouveau ! il prend ça très au sérieux… j’ai beau chercher et creuser, je n’en vois rien venir, du théâtre nouveau — rien qu’un petit être caractériel.

TRIGORIN_ Chacun écrit comme il veut… et comme il peut.

ARKADINA_ Mais qu’il écrive comme il veut et comme il peut. Et qu’il arrête de me harceler », La Mouette (traduction Olivier Cadiot, Anton Tchekhov)

(c) Arno Declair

(c) Arno Declair

La Mouette est en en effet et avant tout, un texte sur l’art et l’amour, les deux ne faisant au final qu’un dans l’exaltation de la création.

« Nous avons principalement recentré l’action autour de ce qui me semble être les deux thèmes principaux de la pièce, l’art et l’amour », Thomas Ostermeier, à propos de La Mouette (propos recueillis par Eric Vautrin, février 2016, dossier de presse).

Ainsi resserrée, la pièce de Tchekhov permet à Thomas Ostermeier de trouver une langue originale que ses comédiens donnent à entendre avec brio. Désinvolte, lente, naturaliste et presque confidentielle, elle se développe durant 2h30 en prenant son temps : le silence, posé constamment, revient  virguler la pétulance de certains personnages (tel celui de la mère Irina Arkadina, interprétée par la cabotine Valérie Dréville). Une nouvelle fois ce parti pris peut déstabiliser, il est pourtant pleinement justifié tant il se confronte aux thématiques abordées par l’auteur russe.

(c) Marine Dillard

(c) Marine Dillard

La scénographie n’est pas en reste, bien au contraire : en adoptant le « cube froid à trois murs » pourtant décrié en début de spectacle, Thomas Ostermeier épure sa Mouette de tout superflus comme le ferait bien scolairement tout metteur en scène. Il n’en reste pourtant pas là. C’est l’artiste Marine Dillard (dont on peut admirer le travail ici) qui, en véritable aquarelliste, va venir apporter de la profondeur au cube en y peignant en fond de scène, un paysage des plus évocateurs. L’acte créatif est une nouvelle fois au cœur de la proposition, l’œuvre picturale se profilant à mesure que la pièce avance avant d’être recouvert comme le sera le destin de l’artiste Treplev, d’un noir sans échappatoire.

Ainsi, de l’interprétation des personnages en passant par la scénographie et la musique (les Doors notamment), tout résonne avec cette nouvelle lecture contemporaine et culottée qu’Ostermeier propose de La Mouette.

Cette Mouette fera débat auprès des puristes, c’est certain. Thomas Ostermeier parvient pourtant à lui rendre, de manière formelle, une dimension plus profonde en faisant se répondre le questionnement de Konstantin au sien propre. 

A découvrir jusqu’au 25 juin 2016 à L’Odéon, Théâtre de l’Europe.

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A propos de Alban Orsini

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