Bovary, l’explication de texte au cordeau de Tiago Rodriguez.

Sur le sol gisent des feuilles, celles que l’on imagine évidemment provenir de Madame Bovary, l’œuvre de Gustave Flaubert au centre du spectacle. Ce sont les comédiens, déjà en scène alors que les spectateurs s’installent, qui les y jettent. Ils marchent dessus et c’est dans un sens aussi assez symbolique pour être signalé.

(c) Pierre Rosbois

(c) Pierre Rosbois

Lorsque le spectacle commence, les lumières de la salle ne s’éteignent pas. Il faut dire que sur scène s’ouvre une sorte de reconstitution du procès attenté contre Flaubert pour atteinte aux mœurs publiques. Ce faisant, le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues place le public au cœur même du débat (procédé efficace et identique à celui déployé par Joël Pommerat dans son monstrueux Ça Ira (1), Fin de Louis).

« Au point de départ du projet Bovary, il y a avant tout Flaubert et l’envie de travailler sur son premier roman. En faisant des recherches sur Madame Bovary et sur l’auteur, je suis tombé par hasard sur une vieille édition portugaise du roman dont la préface était justement le compte rendu des débats du procès Bovary de 1867 pour atteinte aux mœurs publiques. J’ai constaté que les discours des avocats dénonçaient exactement ce que moi, je cherchais dans le roman, et que les mots de l’auteur pouvaient non seulement toujours « contaminer » le lecteur, mais n’avaient en rien perdus de leurs puissances », Tiago Rodrigues à propos de Bovary (dossier de presse).

Sur scène se succède le plaidoyer en tant que tel servi de façon équitable par l’accusation (Maître Pinard), la défense (Maître Sénard), et le roman lui-même. En effet, afin d’illustrer ce qui est reproché à l’auteur Flaubert (atteintes politiques, sociales, anticléricalisme…), les deux avocats vont convoquer le livre, ce dernier prenant vie de manière quasi linéaire sur scène. Ainsi, Madame Bovary s’incarne, passionnée et dilettante, au même titre que Rodolphe, Louis et l’indélicat Monsieur Lheureux. Tout le monde connait l’histoire, elle est celle d’une héroïne se rêvant ailleurs que dans cette existence que lui propose son époux Charles.

(c) Pierre Grosbois

(c) Pierre Grosbois

Après  By Heart et Antoine et Cléopâtre qui mettaient Shakespeare à l’honneur, Tiago Rodrigues s’attaque à Flaubert dans une véritable gourmandise du texte original, gourmandise qui transpire littéralement à chacune des répliques qu’il écrit.

« Maître Sénard pour la Défense : À la page 379, tu commences à te fatiguer de Léon, tu ne sens plus ces ébahissements de la possession qui en centuple la joie.

Maître Pinard pour l’Accusation : À la page 380, tu commences à sentir l’insuffisance de la vie, la pourriture qui gagne tout ce que tu touches.

Emma : À la page 381, je suis entourée de Léon, de marins et de femmes faciles. Tout me paraît insupportable.

Charles : À la page 381, tu as passé la nuit dehors. Quand tu reviens, je te dis que notre maison va être saisie.

Emma : À la page 382, je ne sais plus quoi faire. Le bonheur n’est pas comme dans les livres. L’ivresse n’est pas comme dans les livres.

Maître Sénard pour la Défense : À la page 384, tu t’es corrompue. C’est l’auteur qui l’écrit. Regarde comme l’auteur lui-même dénonce ton comportement.

Maître Pinard pour l’Accusation : Non. L’auteur te défend. L’auteur veut qu’on pleure pour toi. Maintenant tu commences à souffrir. N’oublie pas que c’est lui, Flaubert, qui écrit ta souffrance.

Charles : Notre maison, Emma ? Nous allons perdre notre maison », Tiago Rodrigues, Bovary (Éditions des Solitaires Intempestifs).

C’est à une véritable étude de texte que nous invite le metteur en scène. Tout y sera disséqué à la lumière du procès. Et si on sent bien que Rodrigues respecte infiniment le texte de Flaubert, il ne se prive pour autant pas d’en égratigner les incohérences tels les yeux changeants d’Emma (qui sont tantôt décrits comme bruns puis noirs), cette manie qu’a l’héroïne de constamment se mordiller les lèvres et bien sûr le fameux fusil de Tchekhov¹qu’est la bouteille d’arsenic ostensiblement présentée au cours du roman.

D’un point de vue scénographique, outre les feuilles parsemant la scène (ces mêmes feuilles qui seront très symboliquement rassemblées par l’héroïne à la fin du spectacle), l’espace est clivé par des panneaux verticaux amovibles sur lesquels sont installées des lames de verres déformants.  Clin d’œil aux loupes de nombreuses fois évoquées par Sénart pour dénoncer les biais de lecture de l’accusation, les paravents n’auront de cesse de corrompre la réalité des visages, celui d’Emma notamment. Ce faisant, la pièce trouve une véritable cohérence tant dans son propos que dans sa forme.

(c) Pierre Grosbois

(c) Pierre Grosbois

Les comédiens ne sont pas en reste : qu’il s’agisse d’Alma Palacios, solaire en Emma, de Ruth Vega-Fernandez, précise et incarnée, ou bien encore de Jacques Bonnaffé qui prend en charge le rôle de l’auteur lui-même (par la lecture des lettres adressées par Flaubert à sa maîtresse Élisa Schlésinger), tous déploient une partition rigoureuse.

Si l’on peut critiquer la redondance de l’introduction qui balaye une première fois l’histoire du roman avant qu’elle ne soit redonnée ensuite dans son intégralité, la proposition de Tiago Rodrigues se révèle une véritable réussite qui, malgré un côté parfois scolaire, gagne le pari d’une rigueur littéraire divertissante et totale.

En littérature et désormais sur scène, Emma a réalisé son rêve : elle est devenue quelqu’un.

A découvrir jusqu’au 26 mai dans le cadre de Occupation Bastille au Théâtre de la Bastille.

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[1] Le fusil de Tchekhov est un procédé dramatique consistant à introduire un élément très tôt dans l’histoire sans qu’on en comprenne l’intérêt, ce dernier ne devenant clair que plus tard

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