Damon Albarn, Moira Buffini and Rufus Norris – « Wonder.land »

Quand une œuvre a été maintes fois adaptée, qu’elle a déjà subi de multiples relectures et que le fruit semble définitivement exsangue, qui peut encore avoir envie de l’affronter ?  Il semblerait bien que Damon Albarn soit l’homme de tous les défis. Avec cette variation sur Alice au pays des merveilles, entouré de Moira Buffini à l’écriture et de Rufus Norris à la mise en scène, il en apporte une preuve éclatante.

Le nom de Damon Albarn ne peut définitivement plus être réduit au meilleur groupe de pop britannique des années 90 , ni à des projets collectifs aussi galvanisants que Gorillaz ou The Good, the bad and The Ugly. Ce touche-à-tout de génie continue d’expérimenter, d’aller plus loin, comme le prouvait sa fantastique collaboration avec Michael Nyman  pour la musique de Vorace ou encore son si bel opera sur Dr Dee où convergeaient pop, inspirations baroques, et world music. Son troisième opéra Wonder.land, rend hommage au roman de Carroll tout en lui offrant un prolongement vers notre époque. Le livret Moira Buffini invente donc une Alice contemporaine, une Alice de la jeunesse d’aujourd’hui, au pays des smartphones et des réseaux sociaux, aspirée dans les songes de la toile.

Adapter Lewis Carroll à l’ère du virtuel avait tout d’une idée démagogique et opportuniste jouant sur les effets de modes pour coller à son époque ; ici, ces partis pris se révèlent de bout en bout extrêmement judicieux, y compris lorsqu’il envoie du LOL et du hashtag !  Plutôt que de recopier Alice à renfort de références attendues Wonder.land en constitue la dérive, le prolongement, la déclinaison dans notre monde. Que reste-t-il du rêve à notre époque ? Est-ce que cette féérie 2.0 peut prétendre remplacer l’autre ?  Wonder.land évoque combien la jeunesse cherche dans les paradis artificiels de ces écrans aspirants à combler ses peurs, ses inhibitions, ses solitudes.  Il interroge la difficulté à se forger son identité, lorsqu’on est confronté à un monde cruel et froid qui autorise les harcèlements des camarades ou ceux d’un professeur névrotique  et tyrannique.  Sans jamais être solennel, en restant dans le ton de la fable effrénée et carnavalesque, Moira Buffini et Damon Albarn, Wonder.land retrouvent la folie absurde de Lewis Carroll en lui offrant une modernité inattendue.

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Petite métis accro à son portable, dont les parents viennent de se séparer, Aly vit seule avec sa mère. Elle s’ennuie, bougonne et reste connectée. La “quête” virtuelle d’Aly, pianotant un “qui suis-je ?” pour déboucher sur le site Wonder.land.com est celles de beaucoup d’ados de son âge. S’il n’y a plus proprement parlé de plongée derrière le miroir, l’autre dimension est contenue désormais à l’intérieur d’un ordinateur ou d’un téléphone. Aux créatures de Lewis Carroll, Buffini et Albarn répondent des “avatars-personnages” que se créent les adolescents pour se transformer en ce qu’ils ne sont pas. Ici la créature merveilleuse est une cachette où les êtres singuliers s’enfuient…  Le parcours d’Alice263 croisera donc les Dum and Dee, jumeaux angoissés, d’une Humpty enfant martyrisée qui pense que la ballon qu’elle tient est sa tête. Et que dire de ce « giant telephone mouse », gros portable en housse à oreilles voulant peloter les filles, création d’un ado complexé triste de ne pas plaire ? Autant de personnages imaginaires déguisant des âmes esseulées derrière leur clavier.

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Moira Buffini auteur notamment du scénario du beau Byzantium de Neil Jordan ou de l’adaptation de Jane Eyre ajoute une touche féministe salvatrice, n’hésitant pas par exemple à rappeler combien les failles psychologiques se nourrissent d’archétypes sociaux et de préjugés de genre :

 – Qu’est ce qui te fait dire que je suis une fille ?
– Bah, tu pleurais ! « 

Entre narcissisme et tristesse, les héros s’inventent des figures idéales qui ne leur ressemblent pas. La petite métis en jean se veut petite blonde en robe de princesse et l’ami gay – brimé par sa classe – devient dans le jeu un guerrier hétéro qui se permet d’embrasser l’héroïne. Toute la schizophrénie d’une époque nourrie aux faux modèles, aux faux idéaux, aux illusions de bonheurs est là.

Symptôme de notre temps, le lapin qui invite à la quête à quelque chose d’un automate, au visage grillagé et dont les oreilles ressemblent à de grandes gélules d’antidépresseurs, superbe désincarnation de l’animal qui trahit d’autres évasions, d’autres rêves de substitutions.

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Finalement Wonder.land constitue le parfait pendant théâtral et musical à tout un pan de l’animation japonaise ou les humains se perdaient dans la confusion entre réalité et maelstrom virtuel, entre évasion et aliénation, tels les magnifiques Summer Wars et Paprika.

Alice n’est donc qu’un avatar que se disputent Aly et Mrs Manxome, sa directrice qui l’a piratée ce qui occasionne d’étranges situations de dédoublement ou s’entremêlent, se répondent et se combattent les voix de deux Alices –  la bleue angélique et la rouge diabolique  – et des deux gameuses qui les manipulent  – à moins que ce ne soit le contraire.

Sous la légèreté , l’humour décapant, le livret fait preuve d’une vraie violence  politique qui suggère qu’en plus de Lewis Carroll, c’est de Dickens dont  les auteurs pourraient se réclamer lorsqu’ils s’attachent aux couches défavorisées. On peut supposer, en cette impertinence jubilatoire , cette moquerie en forme de doigt d’honneur, cette manière effrontée de contester l’autorité (l’école pointée du doigt, la police ridicule) et de souligner les injustices sociales, qu’Albarn ne quittera jamais son âme rebelle de bad boy des années 90.

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Wonder.land est tout aussi enthousiasmant musicalement parlant.  Damon Albarn est parfois plus classique qu’on pourrait s’y attendre, respectueux du climat des “musicals” mais toujours soucieux d’être plus près de l’opéra un peu à la manière de Dany Elfman de Nightmare before Christmas. L’incroyable Hal Folwer en maître du jeu à multiples facettes rappelle en effet dans sa manière de chanter et d’intervenir le Jack de Tim Burton.  In fine, c’est aux origines, au modèle ultime :  L’Opéra de quat’sous de Kurt Weill qui offrait ce même jeu théâtralisé et expressionniste illustré par l’alternance de baisses et de hausse de ton, l’emballement, le passage du grave à l’aigu :  même parlée, la phrase se fait mélodie dans son apprêt, avant même que ne s’engage le chant. Et c’est probablement le personnage de Mrs Manxome qui se prête le plus à ces excès : entre hystérie, folie du pouvoir, hargneuse et désopilante. D’une énergie dingue, Anna Francolini est étourdissante. Quant à Lois Chimimba, elle épouse par la fragilité, la douceur de sa voix et la subtilité de son jeu toutes les nuances du personnage d’Aly à la foi frêle, lucide et décidée. Le reste de la distribution frise la perfection.

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Albarn part également pour notre plus grand plaisir régulièrement dans des sonorités plus pop qui n’appartiennent qu’à lui invitant soit à la danse joyeuse et à l’hymne au « double-U-double-U-double-U » (La chanson originale Wonder.land ) ou à la mélancolie qui rappelle ses plus belles balades sur son album solo. « In clover » est ses sifflements magiques est une merveille. La direction musicale de Kevin Amos est  parfaite.

Pour porter ce chaos organisé et cet humour flamboyant et absurde, il fallait la mise en scène adéquate. Rufus Norris s’acquitte de cette tache en joignant l’ancien et le moderne, employant à la fois les ficelles du théâtre à machine et les projections vidéos. La scène est aussi colorée dans le wonder.land qu’elle est grisâtre dans le monde réel. Les merveilles de l’irréalité sont soutenues par d’incroyables projections numériques des paysages 3D de plantes en arabesques, de forêts bariolées rouges et vertes, d’horizons aux couleurs de bonbons. Dans cette planète d’illusions et de mirages une Alice dématérialisée dans un structure de jeu en arcade reprend forme humaine sous nos yeux. L’élaboration de cet imaginaire se conçoit comme une fusion entre la féérie et l’informatique.

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Enterrée l’Alice kitsch et disneyenne  de Tim Burton : cette Alice a l’ère des gamers et des selfies est à la fois critique et attentive, moderne sans se dévoyer, extirpant toute la contemporanéité de l’oeuvre de Carroll, échafaudant une passerelle entre son imaginaire mathématico-poétique et les chimères numériques. C’est un grand spectacle populaire à la fois préoccupé et joyeux que nous propose Wonder.land, dans lequel les auteurs réfléchissent comme des parents, sans jamais oublier les enfants qu’ils étaient. Ils s’inquiètent et s’interrogent n’oublient pas d’évoquer l’impossible maitrise du réseau (« nos enfants peuvent se connecter avec à peu près tout ce qu’ils veulent et nous nous n’exerçons aucun contrôle là-dessus ») qui livre les enfants à ce flux incontrôlable de rêves. Et les plus gros monstres qui guettent derrière leurs touches, sont bien les adultes – et ceux qui devraient a priori servir de modèles. Pourtant Albarn/Buffini envisagent avant tout la révolution numérique comme inévitable, une évolution inéluctable qui peut être riche, dans laquelle nos enfants sont les acteurs, un gigantesque espace de liberté où ils évoluent,  se sociabilisent, se construisent et où les adultes peuvent encore être des guides. Cet univers de l’invisible Albarn / Buffini/ Norris en soulignent les écueils mais ne le rejettent pas, comme menés par une infinie confiance en eux, une foi en eux.

Wonder.land s’emporte avec fougue dans de belles envolées dans sa dernière partie, jusqu’à l’apothéose, en forme de gloire en cette jeunesse nouvelle

« Qui voudrais-tu être ?  » « Nulle autre que moi-même »

Lutter au sein de wonder.land, c’est aussi partir à la recherche du « moi » perdu, laisser mourir l’héroïne virtuelle pour se retrouver soi même.

#Alice#magie#encore

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Damon Albarn, Moira Buffini and Rufus Norris – Wonder.land – Théâtre du Châtelet – Jusqu’au 16 juin 2016

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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