« Moses und Aron », m.e.s. Roméo Castellucci, musique Arnold Schönberg

 

« Et, comme il approchait du camp,
il vit le veau et les danses.
La colère de Moïse s’enflamma;
il jeta de ses mains les tables,
et les brisa au pied de la montagne. »
Exode, 32:19

« Ô verbe, verbe qui me manques ! »
Arnold Schönberg, Moses und Aron, II,5

Romeo Castellucci fait une entrée réussie à l’Opéra de Paris, sur un opéra inachevé de Schönberg qui met en question la représentabilité de Dieu : partant du même parti pris iconoclaste, le metteur en scène italien exprime de manière quasi-organique l’impossibilité pour l’homme de figurer l’éternel, dans un langage scénique dont il a la plus grande maîtrise.

Le Verbe à tour de bras

Un vieux magnétophone blanc flotte au milieu de la scène vide et épurée de l’Opéra Bastille. À mesure qu’il enregistre, sa bande se déroule lentement sur le sol. Moses est présent, et pour cause : il reçoit ce qui se trouve être en fait la parole divine, lui intimant de devenir le prophète du peuple juif. Moses se sent incapable de s’adresser au peuple, surtout pour évoquer un Dieu « invisible, incommensurable, infini, éternel, omniprésent, tout-puissant » (I,1) ; il sera donc accompagné dans sa quête par son frère Aron, devenant à l’occasion la bouche du prophète. À mesure que la mission de Moses se “déroule“ au sens propre du terme, ce dernier enroule la bande du magnétophone autour de son bras gauche (le bras du coeur), comme les lanières de cuir des phylactères utilisés par les juifs pour la prière du matin.  Après cela, et pendant tout le premier acte, il serrera dans son poing et laissera traîner derrière lui cette bande fragile et volatile, inutilisable : nul besoin d’icône pour mobiliser le peuple, car Moses est désormais lié à l’Eternel par le coeur, l’esprit et la force.

Cette première scène de Moses und Aron marque le début d’une nouvelle réflexion chère à son metteur en scène sur l’iconoclastie, et l’impossibilité de représenter l’Eternel sans le trahir. À ce titre, le Moses und Aron de Arnold Schönberg est un magnifique point de départ. Symboliquement, cet opéra de Schönberg est une œuvre iconoclaste par son inachèvement même, qui pourrait témoigner d’un refus humble de dire l’indicible : entre la composition de l’opéra en 1930 et sa création en 1954, la Shoah, événement impensable, remettant en question la possibilité même du témoignage, a eu lieu. Les dernières paroles de Moses sur lesquelles le rideau se ferme, et auxquelles Roméo Castellucci accorde une importance capitale, témoignent de l’impuissance et du désespoir du prophète : « Ô verbe, verbe qui me manques ! » (II,5)

© Elena Bauer

© Elena Bauer

Castellucci : un artiste iconoclaste

On l’aura compris, la forme même de Moses und Aron, son contenu, et sa mise en scène par Romeo Castellucci, qui fait partie des plus grands artistes contemporains de notre temps, sont entièrement tournés vers l’iconoclastie. Mais n’est-il pas profondément contradictoire que de prétendre adopter une telle position dans le domaine même de l’art, et même pire encore, du spectacle vivant, quand ce dernier n’est pourtant que la reproduction d’une réalité physique elle-même trompeuse ? Platon rejetait les poètes de sa République rêvée pour ces raisons précises… Laissons sur ce point la parole à Romeo Castellucci lui-même, qui explique dans Les Pélerins de la Matière la fonction iconoclaste des œuvres d’art qu’il invente avec sa troupe, la Socìetas Raffaello Sanzio, depuis 1980 :

« Iconoclastie. Iconoclastie fut pour nous un mot important et maternel. […] notre première préoccupation fut de détruire ce qui existe, non pas par besoin d’espace vide, mais par besoin de rupture de la représentation du monde telle qu’elle nous était déjà proposée. Nous avions besoin de recommencer quelque chose à zéro. En effet, même si l’iconoclastie aborde la diminution des images, le mot n’est pas du tout négatif, il est positif. Il ne possède pas de “a“ privatif qui nie la manifestation d’un phénomène : “iconoclastie“ ne signifie pas “an-icône“ ni “sans-icône“ mais “je casse l’icône“. C’est-à-dire qu’il faut faire quelque chose qui reste visible. C’est pourquoi l’iconoclastie est toujours figurative. », Les Pélerins de la Matière, Roméo Castellucci (Editions des Solitaires Intempestifs)

L’iconoclastie n’est donc pas un tabou. Ce n’est pas le choix d’une inaction, mais bien un acte, l’acte de celui qui rompt avec, ou même qui rompt, simplement, une tentative de figuration de l’Eternel. L’art, et plus particulèrement le spectacle vivant, se prêtent alors parfaitement à cette figuration, à cette destruction qu’est l’iconoclastie : aux origines du théâtre grec est précisément l’agôn, l’opposition, le conflit. Castellucci confère d’ailleurs à son spectacle une dimension universelle, et pas seulement du fait de l’espace vide et blanc dans lequel il évolue : les miracles de Moses montrés au peuple juif par Aron sont par exemple accompagnés de projections ultra-rapide de mots qui leur confèrent une dimension mondiale : la main lépreuse de Moïse est aussi “malaria“, “hépatite“, “varicelle“, “tetanos“ ; l’eau du Nil que le prophète change en sang vient aussi de la Seine, du Tibre, du Danube.

Sur la scène de l’Opéra Bastille, cet agôn originel imprègne toutes les modalités de l’oeuvre, à commencer par sa dimension sonore : une incroyable dissonance oppose le « Sprechgesang » de Moses (Thomas Johannes Mayer), sorte de chanté-parlé interprété par un baryton basse, au chant de ténor de Aron (John Graham-Hall), marquant ainsi la dualité entre les deux frères… Le tout sur une structure musicale dodécaphonique, plus rigoureuse que la musique atonale (dont Schönberg est l’un des porte-voix), mais qui en conserve pourtant les dissonances.

Moses und Aron : une psychologie des foules

Entre les deux frères, un troisième personnage, monumental, collectif et malléable, évolue : c’est le peuple juif, qui tout au long du spectacle subit toutes les transformations, divisions, élévations et dégradations possibles. Au premier acte, il est une masse blanche, informe, organique, flouée par une toile transparente érigée entre la salle et la scène : le peuple ondule, se divise puis se rassemble, matière en quête de forme que Moïse va bientôt façonner. Puis ce dernier partira se recueillir pendant quarante jours sur le Mont Sinaï à la fin du deuxième acte, déclenchant la peur du peuple et un retour à l’idolâtrie non jugulé par Aron : alors c’est, sur scène, un vautrement du peuple dans une mélasse noire gluante, signe de débauche, de mort. Dans cet espace souillé et chaotique, le spectateur n’échappe ni aux orgies, ni aux sacrifices, ni aux suicides qui s’y livrent… Sans oublier le veau d’or, mastodonte de chair dorée tout droit descendu d’un podium du Salon de l’Agriculture.

© Elena Bauer

© Elena Bauer

Que Schönberg l’ait délibérément voulu ou non, le spectacle ne s’achève pas sur la promesse d’une union du peuple avec Dieu, mais par l’échec de cette union : Moses, par colère contre son peuple, contre son frère, contre Dieu, brisera les tables de la loi, acte iconoclaste fondateur, et criera son impuissance. Castellucci maintient cette dimension désespérée : tout au long du spectacle, les événements imprégnés d’une certaine positivité sont fatalement accompagnés du signe précurseur de leur échec. Lors de l’épisode du Buisson ardent, le Veau d’Or végète dans l’obscurité d’un hors-scène que l’on aperçoit l’espace un instant ; lorsque le peuple juif est persuadé de la force du dieu de Moïse et Aron, l’espace scénique, qui jusque là était vide et blanc, se fend horizontalement pour laisser le public entrevoir un entrelacement de corps nus, préfigurant ainsi la débauche imminente du peuple désorienté.

« Moses und Aron », un opéra d’Arnold Schönberg présenté à l’Opéra Bastille du 20 octobre au 9 novembre 2015

Mise en scène de Romeo Castellucci
Direction musicale de Phillipe Jordan
Moses interprété par Thomas Johannes Mayer
Aron interprété par John Graham-Hall
Durée : 1h45 sans entracte

Réservation : https://www.operadeparis.fr/billetterie/4-moses-und-aron

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