« Cocktails » – Compagnie Thor – Thierry Smits

Le corps en tribune politique, témoin vulnérable et sensible d’un monde en délitement permanent, tel se veut « Cocktails », spectacle protéiforme et multipiste portée par la grâce d’une mise à nu consciente et animale des individus.

Cocktails fait partie de ces spectacles qui, sous couvert de décrire le monde et les liens économiques et politiques qui le gouvernent, utilisent le corps nu comme outil. Renforçant ainsi l’image d’une humanité rendue socialement fragile par des forces qu’elle ne maîtrise pas, le spectacle donne à réfléchir sur la place de l’homme dans la société. Ainsi la proposition culottée du chorégraphe belge Thierry Smits s’ouvre-t-elle sur une attente, celle des cinq danseurs qui, dos au public, se préparent. Interprètes, ils font face à un miroir et se griment, parant ainsi leurs corps déjà nus de quelques accessoires, sans plus. Puis une des danseuses se retourne : elle semble un peu surprise, sourit étrangement dans un trop plein de dents pour un regard comme mort et on comprend bien vite qu’il s’agit d’une poupée, tout à la fois mutine, fantasque, mais très désincarnée. Elle semble manipulée par un chinois autoritaire qui lui hurle dessus, l’invective. On s’interroge alors en tant que spectateur sur la place de cette jeune femme dans le monde, sur la façon dont elle semble en être bannie. À peine semble-t-elle s’approprier la Terre que le Chinois s’en empare – objectivement – exulte, le baise et jouit dedans sous les yeux d’un danseur silencieux qui, presque mis en croix, tout domine. La femme, ainsi, ne semble n’avoir aucun droit sur terre : d’autres en ont ainsi décidé.

(c) Hichem Dahes

(c) Hichem Dahes

Qu’il s’agisse de la culture et des racines (le Chinois), de l’argent ou bien encore de la religion (le Christ) tout concourt à sortir la femme de la réalité qui l’entoure pour la transformer en marionnette déshumanisée. La scène qui suit renforce cette idée de désincarnation en nous montrant le corps quasi disloqué d’une danseuse impressionnante qui, à grand renfort de contorsions et de respirations comme apocopées, emmène l’humain vers l’inhumain.  L’objet ou bien l’embryon.

S’ensuivent diverses réflexions sur le pouvoir de l’argent, le réchauffement climatique, la place de l’enfant, son deuil, soit autant de pistes qui puisent aussi bien dans l’actualité (le mariage homosexuel…) que dans l’imaginaire commun.

« Si la suite de ces numéros pourrait former un récit politique, qui « rendrait compte du bruit du monde » et irait du constat d’une société capitaliste naufragée jusqu’à l’échappatoire (nihiliste ?) du plaisir, la lecture en reste largement libre. Car ce n’est pas un sens, mais des sens qui sont ici convoqués, dans une logique de saturation apportée par les différents éléments scéniques, logique que Thierry Smits a souvent mise en œuvre. Chacun des collaborateurs du chorégraphe y ajoute des couches, dont aucune n’est laissée au hasard, et cette abondance de signes va de pair avec un rythme particulièrement soutenu. »

(c) Hichem Dahes

(c) Hichem Dahes

Mais à trop vouloir accumuler les « signes » justement, Thierry Smits tape parfois à côté de son sujet, perdant tout à la fois le fil et le spectateur dans des références et des interprétations parfois floues voire brouillonnes. Si en filigrane de ce spectacle se dessine une réflexion ténue sur le corps qui, d’abord contraint dans la norme et les clichés sociaux, exulte littéralement en explosant la bien-pensance dans une consécration hédoniste bienvenue de l’organe, certains éléments laissent perplexes. Ainsi la chaussure de Cendrillon ne va pas à une femme, mais à un homme, la créature cachée sous l’habit (une vierge ? une musulmane voilée ?), se révèle sexy et tentatrice, autant de figures faciles utilisées pour dénoncer la société et qui finissent par affadir les véritables moments de grâce qui égrainent indéniablement le spectacle. De même, si la dernière partie laisse entrevoir un mélange de tous les sexes établi dans une volonté d’abattre les murs entre les hommes et les femmes, elle s’emboîte bien trop artificiellement avec la première qui avait pour thème la femme et plus largement les clichés féministes. N’évoquant que très peu en miroir la place de l’homme, le dénouement semble ainsi amputé d’une partie de la réflexion qui, pour être vraiment complète, aurait dû évoquer plus précisément la part de l’homme. Qu’est-ce qu’être père ?  Quelle place la société impose-t-elle à l’homme ? Comment le corps de l’homme se marque-t-il de cette place qu’on lui a attribuée ? Si la femme se fait pantin, l’homme a-t-il pour autant la dextérité d’un marionnettiste ?  Qui décide de quoi ? N’est-il pas lui aussi manipulé ?

Ce faisant et malgré ces incohérences maladroites ou bien encore cet intérêt outrancier pour les pistes lancées sans grande précision, le spectacle proposé n’en reste pas moins plaisant dans cette façon qu’il a d’utiliser conjointement les codes du cabaret et du nu et cela en toute simplicité et sans aucun pathos.

En effet, le corps chez Smits n’est ni violent ni subversif : il est normé (tous les danseurs sont beaux, fins, musclés : rien ne dépasse) et joyeux (on sourit très souvent). Il n’est à aucun moment porteur de malaise, mais donne à réfléchir de manière moderne sur le monde qui nous entoure et sa façon d’évoluer, nous au centre.

(c) Hichem Dahes

(c) Hichem Dahes

En conclusion, riche d’une scénographie et d’idées originales, mais plombé par un propos parfois maladroit et manquant de cohérence, Cocktails n’en reste pas moins un spectacle charmant dont on a aimé la fraîcheur salvatrice.

Chorégraphie: Thierry Smits

Danseurs: Emilie Assayag, Juliette Buffard, Konan Dayot, Nicola Leahey, Rafal Popiela

Dramaturgie: Antoine Pickels

Assistant à la chorégraphie: Benjamin Bac

Musique: Maxime Bodson

Costumes: Mat Voorter & Pepa Canel

Make-up: Jean-Biche

Création lumières: Riccardo Armando Clementi

Production: Compagnie Thor

Co-production: CNCDC Châteauvallon

 

A découvrir jusqu’au 27 au Centre Wallonie Bruxelles dans le cadre du Festival Jerk Off puis en tournée.

01.10.14 CC De Werft Geel – BE

03.10.14 C-Mine Genk – BE

18.10.14 De Velinx Tongeren – BE

24 > 25.10.14 Intercity Festival Firenze – BE

08.11.14 CC Durbuy Durbuy – BE

13 > 15.11.14 Zagreb Dance Center Zagreb – HR

26.11.14 Westrand Dilbeek – BE

27.11.14 CC Evergem Evergem – BE

09 > 12.12.14 CNCDC Châteauvallon Ollioules – FR

16.12.14 Waux-Hall Nivelles – BE

18.12.14 De Schakel Waregem – BE

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A propos de Alban Orsini

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