Interpol – « El Pintor »

Il y a quatre ans, on avait laissé Interpol dans un sale état, à l’image fracassée de la pochette d’un album éponyme dont on peinait à sauver plus de trois chansons, le disque d’un groupe à bout de souffle dont l’inspiration patinait et se révélait une nouvelle fois incapable, après la dispersion de Our love to admire (2007), de prolonger l’enchantement de ses deux premiers opus, le foudroyant Turn on the bright lights (2002) et le (très) relativement plus apaisé Antics (2004). On sentait confusément que 2010 marquerait un point de non-retour, qu’il devait se passer quelque chose de suffisamment fort pour faire repartir une machine qui se grippait à force d’atermoiements entre répétition de formules à succès et aspiration à arpenter de nouveaux chemins. Le bassiste Carlos Dengler claqua la porte, le quatuor devint trio, condamné à repenser son équilibre sans ce pilier majeur, à se réinventer de l’intérieur. De cette douloureuse mutation naquit El Pintor, paru au début du mois de septembre 2014.

D’une certaine façon, l’atmosphère de ce cinquième album pourrait être résumée par le titre de son morceau d’ouverture, All the rage back home, tant il semble évident que Paul Banks, Daniel Kessler et Samuel Fogarino ont fini par retrouver l’énergie farouche, menaçante, orageuse qui donne à la musique d’Interpol la pulsation fiévreuse que l’on perçoit en filigrane de ses accès de rage rentrée et qui la distingue du tout-venant. Il y a peu d’éclaircies durant les quarante minutes d’El Pintor, un disque concentré qui ne s’embarrasse guère de fioritures et avance souvent les mâchoires serrées dans une atmosphère lourde d’une tension électrique qui porte encore les traces du combat qui l’a engendré. Puisque son titre anagrammatique – sans doute le plus intelligent de l’année – nous invite à filer la métaphore picturale, c’est le mot de monochrome qui s’impose ici, la variété étant apportée par de multiples variations dans les détails, les textures et les éclairages qui font surgir de cette manière noire des paysages parfaitement différenciés. Paul Banks qui, soit dit en passant, n’a jamais aussi bien chanté qu’ici, a beau asséner, l’air faussement détaché, « fuck the ancient ways » dès les premières secondes du percutant Ancient ways, c’est bien un retour aux sources qu’opère El Pintor (Anywhere aurait sans problème pu figurer sur Turn on the bright lights), mais s’il en retrouve largement l’esprit, il permet aussi de mesurer le chemin parcouru depuis ces glorieux débuts. Certains déploreront sans doute une perte de spontanéité, voire une tendance à s’économiser – et il est vrai qu’un morceau comme Everything is wrong apparaît dangereusement paresseux, rappelant que le groupe n’est pas tout à fait sorti de sa convalescence – ou à calculer ses effets quand les deux premiers albums se dépensaient sans compter, observations toutes recevables, mais, en contrepartie, la science des atmosphères s’est considérablement développée, l’écriture musicale a gagné en raffinement et en densité. Des chansons comme My Desire, à la fois égratignée et enluminée par la guitare de Daniel Kessler, Same town, new story étonnant mélange de trouble et de fluidité, démontrent, tout comme la sensualité distanciée de My blue supreme, les lueurs inquiètes, noyées, de Breaker 1 ou les remous limoneux de Tidal wave qu’Interpol est probablement en train d’opérer une mue qui le conduit vers un langage plus complexe, des ambiances plus allusives qui risquent fort de dérouter ceux qui souhaiteraient que l’aiguille du temps reste bloquée entre 2002 et 2004. Le fait qu’El Pintor se referme sur le lancinant Twice as hard qui laisse les choses flotter dans une sorte d’entre-deux indécis n’est d’ailleurs probablement pas complètement fortuit. Au point final, on a préféré des points de suspension.

Interpol a soigné son retour et signe avec El Pintor son disque le plus réussi depuis dix ans, tant du point de vue des chansons que de la production, où la patte d’Alan Moulder est perceptible sans être envahissante. Gageons que le trio new-yorkais saura continuer à entretenir le feu sombre qui coule à nouveau dans ses veines pour poursuivre sa métamorphose et « achever de lui-même sa propre forme. »

Interpol, El Pintor. 1 CD Soft Limit.

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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