Arnold et Hugo de Lantins – « Fortunes d’Italie » par Le Miroir de Musique

L’année dernière à la même époque, le Miroir de Musique nous avait entraîné sur les traces d’Orphée et de son chant perdu dont les sortilèges avaient fait rêver les cercles humanistes en les conduisant, de tâtonnements en trouvailles, à l’invention de la monodie accompagnée puis de l’opéra. Toujours soucieux de proposer des programmes originaux, Baptiste Romain et ses musiciens remontent aujourd’hui le cours du temps de quelques décennies pour faire revivre deux compositeurs du Nord ayant trouvé bonne fortune outre-monts durant le premier tiers du XVe siècle, Arnold et Hugo de Lantins.

Comme souvent avec les artistes de cette époque, auxquels on est parfois même contraint de donner un nom de convention leur véritable ne nous ayant pas été transmis, les données biographiques que nous possédons sur ces musiciens tenus généralement pour frères sans qu’aucun document ne vienne l’attester de façon définitive sont minces et épars. Des indices concordants, en particulier l’attribution de prébendes, les rattachent au diocèse de Liège et tous deux sont documentés en Italie du Nord où ils furent actifs dans les années 1420 à la cour des Malatesta ; ils y côtoyèrent Guillaume Du Fay qui cite leur nom dans le rondeau He, compaignons et les musicologues ont réussi à déceler, dans deux mouvements de messe, les traces d’une grande proximité voire d’une collaboration entre ce dernier et Hugo, celui des deux Lantins sur lequel les connaissances sont les plus lacunaires. Arnold, lui, apparaît entre 1431 et 1432 parmi les membres de la chapelle papale à Rome, aux côtés de Du Fay et de Guillaume Malbecque ; on infère généralement de la demande que fit ce dernier au début du mois de juillet 1432 pour se voir attribuer un des bénéfices d’Arnold que ce Lantins-ci dut mourir peu de temps auparavant, peut-être au mois de juin. Voici pour ce que l’on sait avec quelque certitude ; tout le reste s’est perdu en chemin.

Le parcours des Lantins s’inscrit dans un processus d’attraction des compositeurs septentrionaux vers l’Italie appelé à se poursuivre, en s’amplifiant, durant les décennies suivantes ; il évoque, sur ce point, celui d’un de leurs prédécesseurs (on l’estime né vers 1370), originaire, comme ils l’étaient eux aussi vraisemblablement, de la province de Liège, Johannes Ciconia, qui fit l’essentiel de sa carrière à Rome, Pavie et Padoue où il s’éteignit en 1412. S’il existe une évidente proximité stylistique entre les deux musiciens au patronyme commun qui, dans leurs chansons en français, utilisent préférentiellement la forme du rondeau, les différences qui se font jour entre leurs deux manières sont suffisamment notables pour permettre de distinguer sinon une personnalité, du moins un savoir-faire particulier à chacun d’eux. Ainsi Hugo semble-t-il avoir été le plus préoccupé par les questions formelles comme le démontre son écriture volontiers complexe –Je suis exent entre aman pour amour explore ainsi les efflorescences précieuses de ce que la musicologie moderne nommera Ars subtilior tandis que Celsa sublimatur/Sabine, presul est rigoureusement isorythmique – et son utilisation systématique de l’imitation ; sans doute était-il un homme d’une grande finesse, aimant jouer avec les sons autant qu’avec les mots ; Plaindre m’estuet, chanson d’amour déçu, ne contient-elle pas en acrostiche cette terrible injure : « Putain de merde » ? Si Hugo souvent fait songer à Du Fay, à tel point qu’il est loisible de parler d’un jeu d’influences mutuelles, la fluidité mélodique, le lyrisme raffiné et parfois légèrement mélancolique qui sont les marques de fabrique d’Arnold semblent anticiper le style de Binchois – c’est particulièrement frappant, par exemple, dans Puis que je voy, belle, que ne m’amés –, ce qui explique sans doute en partie le succès que ses œuvres rencontrèrent, dont atteste la tradition manuscrite. On note également une recherche d’expressivité accrue dont Las, pouray je mon matire celer apporte, entre autres, une illustration aussi émouvante que magistrale. Tous ces éléments peuvent conduire à estimer qu’Arnold, auteur par ailleurs de la fort belle Missa verbum incarnatum (enregistrée en 2002 par la Capilla Flamenca pour Ricercar), était un compositeur un peu plus tourné vers la modernité que Hugo.

Le Miroir de Musique apporte une nouvelle preuve, avec ce disque, de l’étendue et de la diversité de ses talents et l’on demeure durablement admiratif devant l’apparente facilité avec laquelle cet ensemble épouse, à chaque reprise, le style musical de l’époque qu’il explore. Que l’effectif soit étoffé ou réduit aux seules voix comme dans Las, pouray je mon matire celerqui constitue un des très beaux moments d’une réalisation qui n’en est par ailleurs pas avare, le résultat sonne de façon absolument idiomatique et avec une générosité que l’on apprécie d’autant plus qu’elle n’est pas toujours au rendez-vous dans ce type de production. L’équipe vocale réunie pour ce projet est de très grande qualité, qu’il s’agisse des deux ténors (Bernd Oliver Fröhlich et Achim Schulz), certes sollicités avec parcimonie mais bien chantants et maîtres de leurs moyens, ou des deux sopranos (Sabine Lutzenberger et Clara Coutouly), fines connaisseuses de ce répertoire et qui le restituent avec engagement, fluidité et luminosité. On adressera les mêmes éloges aux instrumentistes dont les capacités à soutenir, à colorer voire à épicer le discours sont absolument remarquables ; l’équipe est habituée à travailler ensemble et la complicité des membres qui la composent est immédiatement perceptible au grand bénéfice de chaque pièce dont chaque détail est minutieusement ciselé et la moindre trouvaille d’écriture exhaussée avec autant de goût que de subtilité. On sait gré à Baptiste Romain, primus inter pares, de savoir si bien conduire ses compagnons sur des chemins riches de surprises et de contrastes en parvenant ménager autant d’instants du plus exquis raffinement que de passages un peu plus âpres et même quelques moments de langoureux vertige (les entrelacs harmoniques de Je suis exent entre aman pour amour).

Par son intelligence et sa sensibilité, par la cohérence de son approche, cette anthologie du Miroir de Musque dédiée à Arnold et Hugo de Lantins s’impose donc comme une indiscutable réussite qui exalte l’art de ces deux compositeurs de talent tout en permettant à l’auditeur curieux de saisir plus précisément l’évolution qui conduit de l’esthétique chantournée de l’Ars subtilior finissant à celle, plus directe, illustrée par Du Fay et Binchois. Pour toutes ces raisons auxquelles il faut ajouter le plaisir que l’on prend à son écoute, cette réalisation en bien des points exemplaire mérite une place de choix dans toute discothèque

Arnold et Hugo de Lantins (fl. 1415-1430), Œuvres profanes
Le Miroir de Musique
Baptiste Romain, vièle à archet, cornemuses & direction
1 CD [durée totale : 66’54] Ricercar RIC 365. Wunder de Wunderkammern. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire ou en suivant ce lien.

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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