Le moins que l’on puisse dire est que le label Dead Oceans, également hôte du très prolifique (et talentueux) Ryley Walker, a le chic pour dénicher des artistes qui ne se reposent pas sur leurs lauriers quand bien même ces derniers commencent à devenir dorés. Probablement aiguillonné par le succès critique et public de Singing Saw, Kevin Morby revient tout juste un an après avec les dix nouvelles chansons, augmentées d’une douce reprise de Caught in my eye des durs The Germs, qui forment City Music.

Les noms de Bob Dylan, de Leonard Cohen et de Lou Reed, ce dernier très présent dans ce nouvel opus, ont souvent été cités dans la généalogie de ce musicien bientôt trentenaire et ce n’est certainement pas avec cette déambulation dans les lueurs déjà déclinantes des fins d’après-midi ou ces échappées nocturnes parfois zébrées d’arcs électriques (1234, hommage futé, car non univoque, aux Ramones) ou embuées d’effluves nostalgiques (Pearly Gates) que les choses vont changer. Comparé à son prédécesseur conçu dans de relatives conditions d’isolement et qui, probablement pour cette raison, rêvait d’horizons élargis, le nouveau venu, confronté à l’espace et à l’agitation urbains, joue délibérément la carte du resserrement de la focale et de l’épure du trait en ne recourant ni aux cordes, ni aux cuivres et presque pas à l’électronique, tout en misant sur des morceaux au caractère volontiers intimiste — musique des villes, musique de chambre. Malgré ce choix, cet album ne sonne jamais étriqué et la vie y circule de toutes parts ; l’une des chansons qui illustre le mieux cet apparent paradoxe est sans doute l’éponyme City Music, dont le pouls va s’accélérant jusqu’à une poussée d’énergie fiévreuse qui fait souffler sur elle un vent de liberté d’une magnifique intensité et contraste radicalement avec la tonalité presque ténébreuse de Come to me now (Kevin Morby aime Nick Cave et ça s’entend) qui ouvre le disque sur une note de désolation non exempte d’une sourde menace. Beaucoup moins uniforme que l’on aurait pu le craindre de prime abord, cette réalisation sait ménager des moments d’insouciance à peine troublée par quelques élancements de lucidité (Tin Can qui clame « I sing I am a prisoner here, but I don’t mind »), de nonchalance lumineuse (Night Time, la ville vue de sa fenêtre par un voyageur fatigué, une des très belles inspirations de l’album), d’abandon bourrelé d’incertitudes épineuses que ferait presque oublier la suavité du ton (Downton’s Lights, belle conclusion faussement apaisée qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une, le « 1, 2, 3, 4 » murmuré à l’extrême fin laissant imaginer que l’histoire se prolonge après l’arrêt de la musique ou qu’elle va recommencer), de réconfort face à la solitude (Dry your eyes), d’ironie à la fois acide et amusée (Crybaby). Porté par un indiscutable talent d’écriture qui s’exprime aussi bien dans la relation de ressentis personnels que dans la narration de scènes du quotidien des habitants des villes observées ou réinventées parfois à la première personne, servi par des arrangements tout en finesse et des musiciens habiles à tisser des ambiances à la fois sobres et raffinées, City Music est un disque maîtrisé et réussi qui oscille en permanence entre optimisme et angoisse diffuse, élan juvénile et sentiment de l’usure du monde, et où l’on sent, plus que dans ceux qui l’ont précédé, le souffle du temps qui s’enfuit. La douceur légèrement bistrée de son atmosphère et la simplicité chaleureuse qui s’en dégage le rendent en tout cas durablement attachant.

Kevin Morby, City Music, 1 CD ou 1 LP Dead Oceans / PIAS

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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