« I am all that I need, and I’ll be, till I’m through. »

C’est sur cette phrase à la fois assurée et solitaire que s’ouvre le nouvel album de Fleet Foxes, dans une curieuse atmosphère quasi atonale où dérive la voix, d’ailleurs superbement prenante durant tout le disque, de Robin Pecknold. Puis l’entrée du reste du groupe, tout à la fois déchirure et délivrance. Third of May/Ōdaigahara, premier extrait ambitieux tant par sa durée (pas loin de neuf minutes) que par son esthétique, avait d’emblée annoncé la couleur, épique, de ce qui allait suivre, avec ses bifurcations déroutantes et son singulier mélange de textures restreintes et d’échappées océaniques, en demeurant toutefois accueillant grâce à son lyrisme à fleur de peau ; le travail à la pointe sèche de I am all that I need/Arroyo Secco/Thumbprint Scar ouvre un chemin pierreux où chaque caillou menace d’entailler les pas de celui qui l’emprunte mais dont le caractère initiatique a quelque chose d’enivrant.

Crack-Up, c’est un peu cet adolescent que vous n’aviez plus revu depuis six ans et que, bien que vous le reconnaissiez toujours, vous retrouvez vertigineusement grandi, les traits changés, imperceptiblement aiguisés, le regard brûlant et la tête pleine de rêves dont vous ne l’imaginiez même pas capable, lui non plus sans doute. Crack-Up, c’est, peut-être plus que le OK Computer, le Kid A des Fleet Foxes, un album qui, sans crier gare, dévie de la trajectoire prévisible, attendue, pour tailler sa propre voie et aller respirer le vent du grand large sur les falaises escarpées qui ornent sa pochette, le cœur cognant au bord du vide, un disque labyrinthique qui réussit la prouesse de ne jamais se perdre dans les méandres de ses compositions souvent houleuses, parfois déchiquetées comme l’écume sur les rochers. Ce parcours où la lutte entre l’intellect et l’instinct est permanente, reflet, probablement, de l’itinéraire personnel de Robin Pecknold qui a pris ses distances avec la musique pour retourner sur les bancs de l’université et s’adonner aux ivresses du surf, vous ouvre les bras et vous mord la seconde d’après ; rien n’y est sûr que l’aventure et le prix à payer pour contempler des éclats de beauté. Les moments d’apaisement véritable y sont rares, d’une décantation extrême (Kept Woman, If you need to, keep time on me) accentuant leur caractère à la fois immatériel et frissonnant qui marque également les instants où la musique prend son essor (par exemple dans la dernière partie de Cassius,- arrêtée en plein vol pour, la frustration surmontée, renaître sous une autre forme, plus folk, dans – Naiads, Cassadies qui s’y enchaîne directement, ou dans le lumineux et nostalgique Fool’s Errand). Il y a sans cesse à découvrir, à questionner et à s’émerveiller tout au long de ces onze morceaux, qu’il s’agisse du travail sur les textures sonores qui ne cesse d’ouvrir des horizons en perpétuelle recomposition, des textes volontiers cryptiques avec leurs références littéraires et mythologiques mais où paraît s’esquisser une sorte de flux narratif diffus, souterrain, tout juste balisé par d’obscures didascalies, de la qualité purement compositionnelle s’approchant souvent de la musique dite « savante » (Mearcstapa, I should see Memphis) comme de celles des arrangements, aussi maîtrisés que somptueux. Il y a aussi – et surtout – beaucoup à s’émouvoir dans ce projet dont on peut comprendre qu’il puisse agacer au premier abord par son côté cérébral si peu soucieux de séduction immédiate et semblant laisser si peu de choses au hasard mais qui se révèle surtout, pour qui prend le temps de l’apprivoiser et ose suivre son invite à traverser le miroir, d’un intense romantisme, pas celui de la guimauve collant aux doigts, mais le seul véritable, d’une liberté farouchement irréductible et ouverte à tous les vents, aussi cinglants, aussi brûlants soient-ils, pourvu qu’y souffle celui de la poésie. Œuvre à la fois foncièrement personnelle (Robin Pecknold a signé textes, musiques et coproduit l’album) et pourtant habitée jusque dans ses replis les plus secrets par le collectif nommé Fleet Foxes, Crack-Up est un album d’une densité et d’une beauté admirables, irradiantes au point d’en être quelquefois suffocantes et qui restera comme un des accomplissements majeurs de cette année ; après tout ne répare-t-on pas, dans ce Japon présent lui aussi en filigrane de certaines des chansons que contient le disque, les fêlures des porcelaines précieuses avec une laque d’or ?

« All things change
Dividing tides
Far as I can see
All fades through »

 

Fleet Foxes, Crack-Up 1 CD / 2 LP (excellent mastering) Nonesuch Records

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A propos de Jean-Christophe PUCEK

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