Entretien avec Violet Clark

Jusqu’à l’année dernière, Violet Clark était la part féminine du duo Grand Duchy, qu’elle formait avec son mari. Une collaboration forcément intimidante, quand on sait que le mari en question n’est autre que Black Francis / Frank Black, leader des Pixies et artiste solo à la carrière parfois déroutante mais toujours passionnante. Aujourd’hui, Violet Clark vole de ses propres ailes avec son album Killjoy. Un album court selon les critères en vigueur (moins de 30 minutes), où de petites perles pop côtoient des réalisations plus expérimentales. L’artiste – francophile, chanceux que nous sommes ! – a répondu à nos questions avec entrain, et une liberté qui force le respect.
 
 
En France, du moins, nous avons appris à vous connaître avec Grand Duchy. Quel était votre parcours musical avant cela – professionnellement ou pas, d’ailleurs ?
Je fais de la musique de manière régulière depuis le lycée. Cependant, je joue du clavier depuis que j’ai eu mon premier « synthé », un petit Casio, à l’âge de six ans. Cela m’a toujours intéressé, même s’il fallait que je fasse avec une grande timidité. Au lycée, je jouais déjà dans des groupes, on faisait des reprises, etc, mais je n’étais pas à l’aise. A l’inverse, je n’ai jamais eu de problème pour écrire mes propres morceaux. J’ai commencé à composer et enregistrer ma musique à 18 ans. Quand j’ai rencontré Charles [le véritable prénom de Frank Black, NdA], je venais juste de faire un disque de musique électronique. Charles ne comprenait pas vraiment ce type de musique à l’époque. Mais il a persévéré, s’est rendu compte que j’avais de bonnes idées, et a appris, en quelque sorte, à parler mon langage. Nous avons commencé à échanger, musicalement parlant, et trois ou quatre ans après le début de notre relation, nous nous sommes dits que ce serait peut-être amusant de mélanger nos styles et nos expériences en studio. Je joue de la basse aussi – mais pas très bien : on va dire que j’ai mon propre style – et Charles a pu « m’utiliser » sur Seven Fingers, son mini-album. Au fil du temps, il s’est habitué à l’idée d’habiter sous le même toit qu’un autre musicien. Notre première vraie collaboration en studio, c’est le titre Fort Wayne sur Petits Fours, que nous avons enregistré en une journée. Nous étions si contents du résultat que nous l’avons joué autour de nous, avec des retours vraiment enthousiastes.
Pour en revenir à la question initiale, l’expérience Grand Duchy m’a vraiment aidée à sortir de ma coquille, et m’a appris à travailler avec d’autres gens. J’y ai énormément gagné en assurance.
 
Sur la pochette du premier Grand Duchy, vous posez avec votre mari. En revanche, dès la seconde, vous êtes seule. Et voilà que vous sortez un album solo : de l’extérieur, on a un peu l’impression que Grand Duchy a constitué, en quelque sorte, une rampe de lancement pour votre carrière solo. 
Je pense que j’avais besoin de Grand Duchy davantage que Charles. Pour le second album [Let The People Speak, NdA], il était souvent en tournée. Je ne savais pas – pas consciemment, en tous les cas – que cela serait un pont vers ma carrière solo, ce n’est pas comme ça que je l’entendais. Mais compte tenu des circonstances et dans la mesure où j’ai dû m’occuper de tant de choses sur le projet, nous avons tous les deux réalisé que j’étais en train d’éclore en tant qu’artiste solo. Charles voulait rendre justice à cette situation – j’avais aussi produit le disque – en me laissant seule sur la pochette. Entre nous, je regrette un peu ce choix, mais… il est quand même à l’arrière. Je suis à l’avant, lui à l’arrière, il trouvait que ça serait plus sexy. Mais la vérité, c’est que j’ai compris, à ce moment là, qu’il allait falloir que j’avance.
 


Question écriture, Killjoy est-il encore le fruit d’une collaboration ? Avez-vous partagé les tâches (paroles, musique, arrangement) avec un autre artiste ?
Ah ah, non, tout est de moi !
 
Oh, et bien chapeau, alors…
Merci ! Non, sérieusement, j’ai vraiment l’habitude d’écrire de la musique seule, et j’aime vraiment cela. Je suis assez fière de pouvoir assembler des paroles et des structures d’accords sans qu’on me tienne la main. Certaines personnes sont meilleures parolières, mais ont besoin d’un musicien pour y donner corps. Pour d’autres, c’est l’inverse. En ce qui me concerne, je trouverais… insatisfaisant de partager l’une de ces tâches avec quelqu’un. De fait, c’était un vrai challenge de travailler avec Charles pour Grand Duchy. La plupart du temps, nous ne partagions pas l’écriture pour une même chanson. Il y avait d’un côté les chansons de Charles, et de l’autre côté les miennes. Deux exceptions, toutefois. Fort Wayne est une vraie collaboration, et Lovesick, également. J’ai aussi une tendance à vouloir jouer tous les instruments.
 
C’est le cas sur Killjoy ? Vous jouez de tout ?
Et bien, à peu près tout à part la batterie ! Je ne suis peut-être pas une grande musicienne, je n’ai jamais vraiment pris de cours. J’aime bien me voir comme une « idiote savante » : j’ai mon style, disons. Comme je n’ai pas la contrainte de règles que je ne connais pas, je suis vraiment comme un enfant qui expérimente. Je n’étais pas forcément prête, a priori, à assumer les parties de guitare pour cet enregistrement, mais… j’y suis allée quand même.

 

 
Quid de vos influences directes ? Avez-vous des modèles, des personnes qui vous ont inspiré consciemment ?
Hum… Oui, je crois avoir été très consciente de mes inspirations en tant qu’artiste solo. D’une certaine manière, je suis un peu toujours en train de rendre hommage aux artistes qui m’ont stimulée, motivée. La plupart du temps, d’ailleurs, ce sont des hommes. Ce n’est pas si bizarre, en réalité : je suis le genre de fille qui a envie de « faire partie d’une bande de mecs ». Je ne suis pas tant que ça inspirée par la féminité en matière de musique. En revanche, il y a certaines artistes qui parviennent à dépasser cette féminité. J’admire beaucoup Chrissie Hynde, qui a été un modèle pour moi depuis de nombreuses années. Elle a bien sûr un côté féminin, mais… il y a aussi un aspect androgyne en elle. Elle aussi, elle « fait partie des mecs ». Elle s’exprime avec son point de vue de femme… tout en portant des jeans et en jouant du rock. Je pourrais aussi citer P.J. Harvey, dont je trouve l’œuvre tellement puissante. Mais ma vraie inspiration pour ce disque, c’est R Stevie Moore. J’ai fini par devenir assez amie avec lui, mais je ne lui ai jamais vraiment avoué quelle influence il était pour moi. L’aspect « lo-fi », le côté « on enregistre dans sa chambre à coucher », c’est de la créativité pure, exempte de toute considération commerciale. La découverte de sa musique a vraiment été un déclic pour moi. Pour Grand Duchy, nous avons fait réaliser des vidéos par plusieurs compagnies de production et au fond, je crois nous étions en train de nous engager dans quelque chose d’assez… mainstream, qui n’était pas notre véritable destin. Quand je compare mon parcours à l’héritage de R Stevie Moore, je me dis que ma voie, elle est plutôt là. Je ne veux pas me préoccuper de succès commercial. Ainsi, je me sens libre.
 
En tant que chanteuse, on perçoit une évolution assez sensible entre le premier disque de Grand Duchy et Killjoy. Il y a un aspect plus viscéral dans votre chant. C’est, par moment, quelque chose qui approche le cri.
Je crois que c’est tout à fait exact. Ce que vous avez ressenti, c’est tout simplement l’émergence de mon « moi » authentique. J’étais tellement timide, avant, que quand je m’approchais d’un micro, ma gorge se serrait. Je manquais de confiance en moi. Entre les deux premiers Grand Duchy, j’ai essayé de me laisser aller davantage, de jouer avec différentes personnalités. Dans la mesure où je ne suis pas associée à un label, que je n’ai pas d’aspirations autres que ma propre satisfaction, j’ai pu atteindre un nouveau degré dans l’évolution de mon chant. Je me sens libre, et je crois que cette liberté retrouvée m’a aidé à déterminer quel chemin je devais prendre.
 
Beaucoup de pop-songs reposent, au départ, sur une grille d’accords. Puis viennent la mélodie et la structure rythmique. Dans votre cas, j’ai l’impression que c’est précisément la section rythmique, l’interaction basse/batterie qui constitue l’armature et le point de départ de votre écriture.
Et bien, figurez-vous que j’ai écrit beaucoup de mes chansons sur un orgue d’église. On a un orgue des années 70 à la maison, avec le double clavier, et la possibilité de lancer des rythmiques un peu tartes (polka, samba, etc). J’écris beaucoup de chansons à partir de la basse, c’est vrai, et l’orgue à ceci de formidable qu’il permet de combiner des lignes de basse et des accords. Il fallait bien sûr que je transpose tout cela à « l’écriture rock ». Les morceaux où cette méthode est la plus présente, ce sont Mr Shifty et Shake and Bake. J’y utilise vraiment l’orgue comme un substitut de basse, un peu comme ce que faisaient les Doors.
 
Ou Led Zep, d’ailleurs ?
Oui, mais toutefois, je n’essaye pas d’imiter qui que ce soit. Mes morceaux sont nés comme cela, c’est tout.
 
Le single Pure O, est un vrai petit bijou. Mais j’ai le sentiment que sous la mélodie guillerette se dissimulent des propos un peu moins enjoués. Notamment, dans le pont, où vous répétez « I want my medal of honor ». Est-ce indiscret de vous demander le pourquoi de cette supplique ?
Ah ! Je ne sais pas si je dois vraiment dévoiler tous mes secrets quant à cette chanson… Allez, je me lance. J’étais en thérapie, et c’est d’ailleurs une chose qui a beaucoup compté pour moi. Toute le monde devrait en entreprendre une, je crois, même si l’on n’est pas au milieu d’une crise. Bref, un jour, mon thérapeute m’a dit : « Vous assumez tellement de choses, vous êtes seule avec cinq enfants, vous essayez de poursuivre votre passion musicale… vous méritez une médaille ! ». Je suis sortie tellement requinquée de son cabinet ! Mais ma vraie vie m’attendait, avec tous les soucis, et je me suis dit « Bon, elle est où, ma médaille du mérite, alors ? Elle vient, cette cérémonie ? ».
 
On imagine sans peine qu’il n’est pas facile de concilier une carrière d’artiste rock et la vie de famille.
Mon mari tourne dans le monde entier. On fait le même métier, on adore jouer de la musique, mais… lui, il fait cela à une échelle globale. Dans son cas, cela implique bien sûr plus d’argent – encore que pas toujours – et aussi beaucoup d’ego. Moi, je dois vraiment me battre. J’ai cinq enfants, et pas toujours mon mari sous la main. Oui, faire de la musique, pour moi, c’est un combat, et j’essaie de rester debout.
 
Killjoy dure un peu moins de 30 minutes, ce qui n’est plus très commun à une époque où l’on a au contraire tendance à remplir les CD à ras-bord. J’imagine que vous n’étiez pas forcément à court de morceaux, donc… pourquoi ce choix ?
Let The People Speak durait une heure, et je n’ai pas eu l’impression que la réception en a été meilleure. Petits Fours, au contraire, a été bien mieux accueilli malgré sa durée de 29 minutes (37 minutes sur certaines éditions, NdR). Pour Pure O, j’ai eu l’impression que les chansons qui devaient être sur le disque se sont imposées d’elles-mêmes, qu’elles ont sauté dans le train de leur propre chef. C’était, à nouveau, une situation très « pop-rock ». D’ailleurs, je compte bien sortir une version vinyle de l’album, et je visualise fort bien la face A et la face B. Quatre chansons par face !
 
De fait, on ressent une vraie cohérence dans l’enchainement des morceaux.
Le tracklisting, c’est tout un art ! Je suis née en 1973, et je suis un peu programmée pour penser à un album en terme de face A et face B. Il faut savoir où on emmène l’auditeur, comment, et où on le laisse au terme d’une face.
 
La version vinyle sort en même temps que le CD ?
Je ne suis pas sur un label qui peut s’occuper de tous ces détails pour moi. Et comme je suis assez occupée par ailleurs, ces choses ne sont pas faciles à gérer.
 
Vous finissez sur un morceau un peu plus long, très expérimental, à base de cassures rythmiques, de voix trafiquées… C’est plutôt audacieux, comme manière de finir un disque aussi court. Cet aspect expérimental est-il important dans votre approche musicale ?
Et bien, je dirais que c’est mon approche, en fait ! Une approche qui n’aboutit pas forcément toujours à quelque chose d’aussi « barré » : la plupart du temps, mes expérimentations aboutissent tout simplement à un morceau de rock. Mais parfois, on a l’impression que ça vient… d’ailleurs, vous savez. L’esprit est le même, cependant. J’aime beaucoup ce dernier morceau. J’adore l’idée de manipuler des mots, des phrases, et je l’avais déjà fait un peu sur Let The People Speak.
 
Vous avez beaucoup parlé de composition en solitaire, d’ « enregistrement-maison ». Mais j’imagine que l’album, lui, n’a pas été enregistré chez vous ?
Non, il y a un studio à Easthampton, où nous répétons. Justin, l’ingé-son, travaille aussi avec Dinosaur Jr. J’y vais, J. Mascis et Kim Gordon y vont… tout le monde, dans notre petit monde, va chez Justin. Il n’était pas très habitué à travailler selon mes méthodes, mais il est ouvert d’esprit et au final, j’en ai tiré beaucoup de satisfaction.
 
J’ai cru comprendre qu’une série de concerts était en approche. Pour quelqu’un de timide et réservé, cela doit être quelque chose d’assez paniquant ?
Je crois que je suis passée outre la plupart de mes craintes scéniques. On a dû faire une quinzaine de concerts, au cours des dernières années, et maintenant, c’est devenu très important pour moi. Là où on habite, à peu près tout le monde joue dans un groupe ou fait de la musique. Je suis du coup entourée de gens qui me soutiennent et m’encouragent. Si je peux jouer à Boston et New York, ce sera déjà un grand pas de fait. Il faut dire que c’est la côte Est ; je viens de la Ouest, et c’était beaucoup moins motivant.
 
Pas de dates en Europe ?
Pas pour le moment. Déjà, parce que mon mari y est en ce moment, de manière intensive, en pleine phase de promotion. On ne peut pas conquérir le monde en même temps. Je dois être patiente, attendre… Peut-être que dans un an, deux ans, ce sera mon tour. En fait, je suis sûre que j’aurais plus de succès en Europe qu’aux USA… si jamais j’ai l’occasion d’y aller. En tous les cas, j’adore la France et je m’y sens très liée depuis que je suis ado. J’ai une vraie connexion spirituelle à Paris, et une grande curiosité pour la langue française. Je l’ai étudiée à l’école, mais à chaque fois que je reviens en France, je constate que je ne suis plus tout à fait au niveau que j’avais… et cela m’attriste beaucoup. Il faudra que j’y fasse quelque chose.
 
Le mot de la fin, Violet ?
J’aimerais rajouter une chose… d’un peu subversif, peut-être ? Je considère Kim Deal comme une inspiration, et je mentirais si je prétendais le contraire. Là, c’est la teenager qui a acheté sa première basse à cause d’elle qui parle. Je suis peut-être mariée à l’un des Pixies, mais je n’en fais pas partie pour autant. J’ai du recul sur la question, et je n’ai pas envie de m’interdire de prononcer son nom. Son départ a été la fin de quelque chose, bien sûr, mais personne n’est mort, et tout le monde continue à faire de la musique. Il faut mettre les choses en perspective : on ne parle pas de la faim en Afrique, mais d’un groupe de rock…

 
Souhaitons que Killjoy, à la sincérité tellement enthousiasmante, ouvre la voie à une jolie carrière solo pour notre amie Violet Clark. Un grand merci à elle pour sa gentillesse et sa disponibilité… 

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A propos de Eric SENABRE

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