À deux pianos ou à quatre mains, retrouver le duo formé par Claire Chevallier et Jos Van Immerseel est toujours gage d’un moment riche d’émotions mais également de découvertes, les deux musiciens s’étant fait une spécialité d’explorer des répertoires dans lesquels l’utilisation de claviers anciens ne va pas encore de soi. Après un récital essentiellement français (Saint-Saëns, Franck, Poulenc) et un dédié à Sergei Rachmaninov, ils se penchent aujourd’hui sur trois compositeurs ayant intégré dans leurs œuvres des éléments populaires.

Pour le meilleur – l’attention portée aux patrimoines et aux traditions avec l’objectif de les étudier pour mieux les préserver – et pour le pire – l’exacerbation de spécificités locales parfois déformées pour affirmer leur prétendue supériorité –, le XIXe siècle fut celui des nations avant de devenir malheureusement, avec les conséquences que l’on sait, le creuset des nationalismes, ce dont tous les arts portent plus ou moins profondément la marque. Les quatre livres de Danses hongroises de Johannes Brahms, publiés par paires respectivement en 1869 et 1880 (ce sont les deux derniers qui sont ici enregistrés) et les Danses slaves d’Antonín Dvořák (op.46 en 1878 et op.72 en 1886) entretiennent des liens étroits ; ce fut en effet le succès rencontré par le diptyque initial brahmsien qui conduisit l’éditeur berlinois Fritz Simrock à suggérer à son jeune poulain bohémien de se lancer dans la composition de pièces du même genre ; bien lui en prit, puisque l’accueil fut, là encore, triomphal et remplit ses caisses tout en contribuant de façon déterminante à lancer la carrière de Dvořák. Si le plus jeune prit exemple sur un aîné qui ne lui avait par ailleurs pas ménagé son soutien, l’attitude des deux compositeurs vis-à-vis du matériau populaire ne fut pas identique ; Brahms insista, dans les remarques qu’il fit à son éditeur, sur son travail de création propre, mais les musicologues ont déterminé que la proximité avec les airs d’origine demeurait importante, tandis que Dvořák, en se coulant dans le moule rythmique d’un folklore slave dans lequel il était immergé depuis sa naissance, ne proposa que des mélodies de sa propre invention. Pour Edvard Grieg, sans doute le plus concerné des trois musiciens présents dans cette anthologie par le sentiment d’appartenance à une nation au point de réaffirmer, quand on le définissait comme scandinave, qu’il était exclusivement Norvégien, l’appropriation d’airs populaires de son pays, comme dans les Danses norvégiennes op.35 de 1880, répondait à un double objectif, celui d’en exalter les qualités intrinsèques, notamment rythmiques, mais également, en les adaptant très précisément aux capacités expressives du piano par l’abandon des effets impossibles à rendre sur l’instrument et la compensation de cette perte par des harmonies audacieuses, de les élever au rang d’œuvres d’art pleines et entières, car indépendantes de tout cadre contextuel strict, dans lesquelles les coutures entre les emprunts au folklore parfois le plus fruste (Grieg aimait à rappeler qu’il s’agissait de danses de paysans) et les très savantes et souvent audacieuses élaborations du compositeur devenaient indiscernables.

Claire Chevallier et Jos Van Immerseel abordent ces pages bien connues avec l’aisance qu’autorise une longue fréquentation du répertoire et la parfaite connaissance des capacités de l’instrument choisi pour le servir. Leur Bechstein de 1870, avec sa densité sonore sans lourdeur et sa palette de couleurs boisées et sensuelles, est un enchantement permanent qui sert magnifiquement les œuvres dont le moindre détail et les plus infimes nuances sont restituées avec beaucoup de finesse. On sait gré aux deux interprètes de savoir si bien s’accorder pour que le tempérament de chacun – l’une plutôt passionnée, son partenaire légèrement plus distancié – nourrisse l’autre afin d’aboutir à une lecture dont la décantation ne s’opère jamais au prix d’un manque de souffle ou de générosité, dont l’élément rythmique pour être bien présent ne l’est jamais de façon caricaturale, où l’aspect populaire n’est jamais surligné pour attirer le chaland à peu de frais. Enregistrée avec une transparence et une précision qui rendent justice à la démarche des musiciens, cette anthologie dont la recherche de rigueur et d’équilibre n’hypothèquent jamais la sensibilité voire la poésie offre un passionnant et joyeux voyage dans l’imaginaire de Brahms, Grieg et Dvořák que l’on a souvent le sentiment de redécouvrir grâce à la magie du timbre et des dynamiques singuliers du piano d’époque, encore si peu convoqué pour donner vie à un répertoire qui est pourtant le sien plus que celui de son avatar moderne ; puisse la réussite de cette aventure susciter d’autres projets de ce genre.

 

Musique pour piano à quatre mains : Johannes Brahms (1833-1897), Danses hongroises nos 11 à 21 WoO 1, Edvard Grieg (1843-1907), Danses norvégiennes op.35, Antonín Dvořák (1841-1904), Danses slaves op.46, B.78

Claire Chevallier & Jos Van Immerseel, piano Bechstein 1870

 

1 CD Alpha Classics 282

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