Une échappée inventive de Jean Michel Pirès et Pascal Bouaziz qui se cauchemarrent en noir. Bruit Noir est un album cliquetant et spontané, pour un format aux antipodes du dernier Mendelson. Malin et glissant plaisir. On peut désormais danser sur des bouts de barbaque.

Je vais quand même pas mourir parce que j’ai écouté l’album de Bruit Noir ! C’est que ça vous mange le cerveau, ce truc-là ! L’acouphène du sarcasme, le désespoir. La tribalité urbaine, les rythmiques claudicantes, la ferraille au vent. Le type qui fulmine à froid sur ce disque, c’est pas Pascal Bouaziz, le chanteur, le narrateur. Non, non. C’est bien moi. C’est mon requiem à moi – mon grand étalage existentiel. L’acmé de mes intolérances, possibles ou avérées. Et mes mauvais rêves. Travailler à l’usine, couper des pieds de porcs. Subir des humiliations de toutes sortes. Ne pas suivre le cortège, plutôt brailler ma haine des groupes. Vivre (et surtout mourir) en Province.

Heureusement, au fond du fond du fond, personne n’est dupe. Les mots sont crasses, jetés en pleine figue, pas mâchés. Mais vous et moi, nous le savons bien. Ce « je » qui parle, cet autre qui vomit nos grimaces à longueur de chanson, il s’amuse de toutes ces horreurs, les siennes comme les nôtres. Il les joue au ping-pong entre ses références : Joy Division, Suicide, les PIL, et les CONS (le grand orchestre rock de l’humanité). Une sorte de talk show devant la glace, petite pantomime de dérision, le froid, le désespoir et le mordant, coulés ensemble dans un long tube métallique qui pénètre dans votre cerveau. Heart and soul and… Jo Dassin. Un bruit noir comme un réverbère moral. L’écho des ruminations quotidiennes. Mais toujours avec ce ton entre deux, acteur et spectateur, « amusé », légèrement incrédule. Un accélérateur de particules (noires) pour des hyperboles incorrectes.

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Ceci dit, on n’est pas fâchés de retrouver dans Bruit Noir un peu du Bouaziz que l’on apprécie, le pince-joue d’avant-hier, également capable de gestes légers lorsqu’il se retrouvait avec Randy seul au sommet, à taper le groove et le reggae en krautrocker enfumé, avant de se laminer la tronche contre un rocher. Chaud et Froid. Cœur et Cerveau. Un pessimisme toujours balancé. Le triple album de Mendelson, sorti précédemment, avait pris lui le risque du ton sur ton. Un monolithe trois fois noir, impressionnant pour son jusqu’au-boutisme, mais un peu rébarbatif. Il nous faisait sombrer avec lui, lessivés, refroidis. Ici, le travail par petits récits rejoint une gestuelle pop-rock ; un éventail de gimmicks accrocheurs, du Gainsbourg cité malicieusement ça et là, pour rythmer l’attention.

Le dernier Mendelson privilégiait l’écriture en déroulé, et filait une harangue qui se déclinait d’une piste à l’autre jusqu’au morceau « Les Heures », un gouffre de 55 minutes à lui tout seul. Ce disque-ci, réduit à un simple duo – le cœur dur de Mendelson : le batteur Jean-Michel Pirès (compositions et boucles) et Pascal Bouaziz (paroles plus chant) – s’en tient à une formule concise qui reste énergique et réjouissante malgré son tapage intérieur. Le disque est bien plus varié que son titre et que sa photographie, assez austères, pourraient le laisser croire. Bruit Noir n’est pas une deuxième longue tirade, un prolongement décanté du Mendelson. Il en est plutôt le contrepied, au moins formellement : des titres assez courts qui se suivent en chapelet sans se fondre. Le rock, y est réduit à des textures en battement ; un rock très élémentaire mais animé, avec des ricochets, des superpositions, des variations, un reste de frénésie punk. À certains endroits, c’est une « danse moderne », claustrophobe et compressée. A d’autres, un cri ou une confidence réverbérés dans des espaces quasi abstraits : une grande caisse mentale, un désert urbain, et ses angles mornes.

On dit que Bouaziz aurait improvisé les textes en studio sur les musiques écrites par Pirès. Et en effet, on retrouve sur l’album ce semblant de spontanéité qui a longtemps fait le charme de Mendelson. Une sorte de narration au présent, hyperréaliste, émotionnellement proche, malgré l’ironie qui couve et émerge de temps à autres. Pour les amateurs de Mendelson, les sujets sont plutôt balisés (tout comme le personnage créé par Bouaziz : un alter-égo mi-cynique qui lui sert d’exutoire), en particulier depuis les dernières livraisons du groupe (même dans l’avant dernier, l’album double « Personne Ne Le Fera Pour Nous », qui contenait déjà une bonne tranche de noirceur, concentrée dans des titres énervés comme « Crétin » ou « J’aime pas les gens »). Les titres de Bruit Noir témoignent, eux, d’un d’humour et d’une autodérision à nouveau affirmés (l’impassible « Je regarde les nuages » et ce « Requiem » en ouverture, adressé à un certain Pascal Bouaziz). On y sent un plaisir plus immédiat du texte et de la musique. Les deux discours commencent à reprendre de l’air, du corps, se mettent à rejouer ensemble. En somme, le charme d’une formule resserrée et minimale, qui rouvre un espace de création plus « désinvolte ».

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La deuxième partie de l’album semble retourner à des vindictes littérales, mais leur traitement, interprétation et musique, reste outrancier, d’un trait assez forcé. Après « La Province », titre plus qu’ironique mais prévisible pour qui connaît Mendelson, « Low Cost » joue la carte fantaisiste du scénario catastrophe. « La Manifestation » risque la provoc à tous crins. Son déchaînement verbal, manifestants et supporters dans le même sac, finit en contre-manifestation rageuse : défiler pour exterminer l’espèce humaine. Venir à bout, littéralement, de la surpopulation du monde. Grincements. « Adieu » revient à une diction blanche : l’évocation lancinante d’un d’enfant abusé, sur un rythme ralenti, très exténué. Une douche froide pour terminer l’album. On pourra objecter que cette seconde « face » de disque, même si elle est tout aussi accomplie que les titres précédents, frôle la caricature à force de tout noircir : la province moribonde, l’humanité low cost, et l’attente désespérante à la caisse d’assurance maladie, grand annexe kafkaïen. On peut lui préférer la première moitié du disque, légèrement plus ludique et distanciée, malgré ses découpages de carcasses animales à la chaîne.

Mais tout ensemble, ce Bruit Noir qui converse avec le désespoir « héroïque » du Post-punk, dédicacé à Ian Curtis et Jean-Luc Le-Ténia (très authentique musicien du Mans), chanteurs tous deux suicidés, renouvelle l’interaction des mots avec la musique (davantage que les thèmes des textes chers à Pascal Bouaziz). Le geste du parolier se fait plus enlevé, revitalisé par les boucles des rythmes, la texture des bruits. Il ne recouvre plus la musique, converse avec ses motifs. Et le ton change sensiblement. Conséquence de cette partie de bilboquet : on garde autant à l’esprit les rebonds saugrenus, les hoquets trépidants, les rires équivoques, que les âpres et pesantes retombées. Ceci dit, il ne faudrait pas se voiler la face : ça ne s’appelle pas non plus « bruit noir » pour que dalle de béton.

Bruit Noir « I/III », Ici D’ailleurs/Differ-Ant (sortie le 13 novembre 2015)

photographies : Simon Gosselin

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