Per Olov Enquist – « Le Livre des paraboles »

 

Enigmes arrachées au temps
 
Sur Le Livre des paraboles, de Per Olov Enquist
(Actes Sud, septembre 2014)
L’auteur suédois Per Olov Enquist écrit, la veille de ses quatre-vingts ans, un roman d’amour. A son corps défendant, semblerait-il, tant il multiplie les mises en garde, comme pour justifier la nécessité intérieure d’un roman d’amour au bout de son œuvre, somme monumentale qui l’a consacré comme une des plus grandes figures de la littérature scandinave.
Le Livre des paraboles suit Une autre vie, la très attendue autobiographie parue en 2010. Une autre vie racontait, tout en mélangeant les faits réels et la fiction de ses propres personnages, le parcours d’Enquist, devenu célèbre par l’utilisation de l’hybridation documentaire. Il restait cependant un aspect visiblement éludé de son histoire, lié à son intimité. Comme une coda ou un postlude, Le Livre des paraboles est le récit troublant et bouleversant de la découverte de la sexualité.
Pour oser raconter une histoire qui n’est ni totalement vraie ni totalement fausse, mais qui le concerne personnellement, Enquist affronte une impuissance digne de Lord Chandlos ; une pudeur, celle des hétéronymes. Il tente de nommer une expérience originelle – le dépucelage – et échoue à le faire autrement qu’en empruntant la langue de la religion. C’est là où ça brûle, l’endroit même où le langage semble devoir être sauvé par la parabole, art de l’image prôné par les livres saints. Une série de paraboles nous mènent, comme en spirale, vers le centre ardent et indicible de la narration.
« Mais de certaines femmes, se disait-il, émane quelque chose de rayonnant qu’on ne peut définir et fixer par la langue (…). Car lorsqu’elle avait redressé le buste et qu’il avait vu son sein, cela avait traversé son corps entier comme le coup de bâton qui vous réveille à l’église, et il s’était senti comme paralysé, mais quand même baignant dans la félicité, ou quelque chose de ce genre. C’était difficile, les mots »
Il y a, au sein du Livre des paraboles, un noyau énigmatique, mystérieux à jamais : un livre de poèmes du père, en partie brûlé, dont il hérite par un biais plutôt étonnant, après la mort de sa mère. On connaît le drame à l’origine de la naissance d’Enquist, lui qui porte le nom d’un frère aîné mort-né. Encore une fois, le poids des secrets de famille devient insoutenable pour lui, qui se situe vraisemblablement comme le dernier dépositaire de tout un réservoir insoupçonnable de passions : une cousine devenue folle par amour, la piété radicale ou cruelle des autres femmes, dont sa mère.
Nous assistons à la déchirure d’un voile: l’idée, vertigineuse, d’une vie parallèle du père, disparu trop tôt. Une vie érotique, poétique, écrivant à une femme aimée et désirée. Serait-ce la figure méconnue de sa propre mère, devenue enfin femme de désir, désirante et désirée ?
« Il se ressaisit, il y est presque, il devrait trouver les neuf feuilles déchirées et les brûler, sans les lire, de la même manière que la femme sur le plancher sans nœuds doit rester inconnue.
Oui, là, dans ce qui n’avait pas été brûlé mais serait bientôt anéanti, résidait le secret de ce qui était resté en suspens. »
L’expérience érotique fondatrice pour Enquist est la rencontre avec la femme sur le plancher sans nœuds, cette femme seule qui passe une saison chez les Larsson – petite référence au petit fils Larsson qui écrivit trois romans noirs avant sa mort, qui eurent par la suite beaucoup de succès. Une expérience démesurée, dit-il, celle d’une rencontre fugace, un après-midi d’été de son adolescence, mais qui a suffi à hanter plus de soixante ans de son existence. Les mots sont impuissants à la décrire et la seule chose qui s’approche de ce moment c’est la révélation religieuse, l’extase. Sortir de soi.Que cela soit arrivé après la messe ne fait que renforcer ce lien.
Elevé par une mère profondément pieuse, Enquist est marqué par l’exigence religieuse protestante qu’elle vit et impose au quotidien. Infime rappel : le luthéranisme est la religion d’Etat dès l’adoption de la Réforme en 1544 et jusqu’en 2000. L’une des mesures les plus importantes prises par l’Eglise suédoise, fut d’adopter dès le 16e siècle la langue vernaculaire comme langue religieuse, aux dépens du latin. Ainsi, le protestantisme luthérien est fondamental pour la compréhension de la littérature suédoise en général et, plus particulièrement, de certains des engagements politiques et nationalistes de nombreux auteurs comme Enquist. Le travail de l’écriture est  vécu, non seulement par les personnages mais par l’auteur lui-même (depuis la sortie de crise dépressive par La Bibliothèque du Capitaine Nemo), comme une salvation. La splendeur et la décadence sidérante des personnages de Per Olov Enquist peuvent se comprendre à la lumière de son expérience de l’alcoolisme et la rigueur de son éducation. Mais comme nous dévoile Le Livre des paraboles, la première expérience de salvation en dehors de la religion est l’érotisme. L’écriture de la sexualité, ciselée comme un diamant, atteint par ailleurs de troublants sommets : explicite, cristalline, bouleversante – juste, comme on le dirait d’une note de musique.
Le Livre des paraboles est un livre sur l’impossibilité d’écrire un livre d’amour, mais ce qu’il irradie, c’est bien cela, l’inépuisable richesse du sentiment. La découverte ou plutôt la révélation de la sexualité est vue comme un salvation profane, athée, mais qui demeure profondément mystique. Il y a une vie, un salut possible par l’érotisme, semble dire l’auteur. Comme si, à des années de distance, Per Olov Enquist répondait à Ian Curtis : love won’t tear us apart. L’amour devait, devrait nous sauver.
Roman d’amour, Le Livre des paraboles peut aussi sembler une élégie : on évoque le passage du temps, les disparitions du père, de la mère, de Siklund, le Garçon, mort suicidé dans un asile psychiatrique en 1977, après l’échec d’une expérience pilote ; la mort des amis, et enfin de la femme d’un dimanche d’été, si peu connue.
« Jamais il ne parviendra à écrire sur l’amour (…). Il note qu’en fait il n’a jamais rien su d’elle, la femme de ce dimanche d’été (…). C’était sans doute pour cela qu’elle le remplissait tant. »
Mais c’est surtout une célébration de la vie, de la sexualité et de l’écriture. Une ballade traditionnelle scandinave irrigue le récit, le célèbre Höstvisa chanté par Bo Andersson : « Il y a tant de choses que j’ai laissées au hasard, que j’aurais dû faire mais que j’ai négligées. Hâte-toi, mon amour, hâte-toi d’aimer, les jours s’assombrissent ».
L’amour, insiste Enquist, est une force inouïe. Peut-être faut-il être assez mature pour le comprendre. Peut-être fallait-il attendre tout ce temps pour le dire. Peut-être fallait-il plus de cinquante ans d’expérience pour arriver à écrire sur l’amour.  Et enfin, à sa manière si originale et si émouvante, écrire l’amour, pour que rien ne reste en suspens.
« Il range les pages dans des classeurs en plastique. C’est là qu’il se rassemble, si jamais ce qu’il a écrit fut réellement lui-même. Le dicible ce serait des morceaux de la vie qu’il a vécue. »
(Et vous pourrez écouter ici la musique qui hante tout le livre)

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