Ludmila Oulitskaïa – « Le chapiteau vert »

 

Accomplir un devoir de mémoire en évitant la lourde forme d’une fresque historique, c’est l’entreprise difficile dans laquelle s’est lancée Ludmila Oulitskaïa pour raconter la Russie des années 50 à 90. Le choix de ne pas insérer trop de données historiques pourra d’emblée déconcerter le lecteur non-averti qui pourra néanmoins se référer à la chronologie à la fin de cet épais livre. Malgré cet appui, il devra coûte que coûte se frayer un chemin parmi les nombreuses références au contexte politique de l’époque ainsi qu’en matière de littérature et poésie russes. Car c’est l’angle majeur choisi par l’écrivain : raconter ces années d’oppression en se focalisant sur la censure culturelle, notamment la résistance littéraire à travers le samzidat (auto-éditions ou rééditions sous la forme de manuscrits dactylographiés et photocopiés, diffusés dans la clandestinité).« Dehors, il y avait la pluie, la neige qui tombait, le duvet des peupliers qui voltigeait, et toujours cet insupportable bla-bla politique sur les réalisations et les victoires : on avait déjà rattrapé et presque dépassé. Dans les cuisines, on buvait du thé et de la vodka, on feuilletait des papiers criminels, on écoutait grésiller des bandes magnétiques avec Galitch et le jeune Vyssotski. Là aussi naissaient de nouveaux sons et de nouvelles idées. »

Pour illustrer ce point de vue, Ludmila Oulitskaïa raconte le parcours de trois amis d’enfance, Ilya, Sania et Micha, et celui de leurs proches. Affirmant son refus d’une trame exclusivement historique, elle multiplie les personnages et déconstruit la chronologie des événements, risquant là aussi d’égarer ses lecteurs dans une généalogie culturelle complexe. Mais c’est bien là que s’épanouit tout son talent, tant les personnages parviennent à accrocher le lecteur obstiné. Ce trio d’écoliers, initié aux lettres par leur professeur d’école, restera à jamais marqué par cette expérience de jeunesse qui les liera durant toute leur vie malgré des voies différentes.

« Pour ceux qui avaient perdu tout ce qui faisait leur vie avant la guerre (les conservatoires, les bibliothèques, les sciences et les littératures), qui avaient connu les baraques et les hôpitaux des camps, soigné avec rien, tout et n’importe quoi – c’était cela, le bonheur : se retrouver la nuit tous les deux tous seuls, dans le silence d’un minuscule appartement bien à eux encombré de livres et de disques, au chaud et le ventre plein. »

En suivant le cheminement des personnages, le lecteur peut alors imaginer la Russie d’autrefois et en saisir certains paradoxes. De l’emprisonnement arbitraire à l’indulgence d’un général plus clément car amoureux des livres, de l’impossibilité d’émigrer sans raison au refus d’émigrer, ce roman montre qu’en marge de ce contexte d’oppression, coexiste la possibilité d’un tournant de vie à chaque instant. Ainsi, cette forme de culture clandestine fera naître des vocations, comme la photographie pour Ilya, et brisera la carrière de Micha. En décrivant cette horrible fragilité de l’époque due au contexte politique, et donc sans théoriser la question du destin, Ludmila Oulitskaïa montre comment ces individus ont vécu, souffert, rêvé, aimé. Traversé par une sensibilité qui se permet même un peu d’humour, son récit possède une force rare et place la (contre-)culture au coeur de l’histoire des Hommes.

« Avec ma gratitude, à la mémoire de tous les gens réels aujourd’hui disparus qui se tenaient derrière mes personnages, ceux qui ont été irréprochables et ceux qui ont trébuché en ces temps meurtriers, ceux qui ont tenu bon et ceux qui n’y sont pas parvenus, les témoins, les héros et les victimes, dont le souvenir restera pour les siècles des siècles. »

Paru le 20/05/14 aux Editions Gallimard.

 

 

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