Ainsi donc 2015 devait-elle commencer dans le feu et les larmes, éclairant de curieux atours deux romans dont beaucoup trop d’encre avait déjà coulé : « Soumission », de Michel Houellebecq, et dont on a pu lire sur ce site la chronique par Julien Cassefières, et « Les Evénements », signé Jean Rolin, journal d’une France en pleine guerre civile. Deux visions d’un futur soit disant proche, deux opus à qui on colla un peu trop vite la douloureuse étiquette de Pythie. Quand on connait les amours de Rolin pour les marges et les mondes en déshérence (« La clôture », sur le Boulevard périphérique, « Terminal Frigo », autour du littoral industriel français), l’affiche semblait alléchante, ne serait-ce que pour voir comment il allait slalomer entre les écueils de l’immensité de son pitch

« En traversant l’Allier, mes poursuivants désormais largement distancés, j’observai que même à cette altitude les forsythias étaient en fleur, et que deux grands saules qui poussaient au bord de la rivière, en contrebas du pont, étaient déjà couverts de feuilles lancéolées, et d’un vert pâle pour ce qui était de leur couleur. Si j’avais eu loisir de m’attarder, sans doute aurais-je également remarqué que des bergeronnettes voletaient parmi les rochers à fleur d’eau, et que des hirondelles d’une variété assez rare se disposaient à construire leur nid sur la falaise, celle que j’avais observée avec appréhension depuis la rive opposée, et dont la masse grisâtre, décidément écrasante, se dressait maintenant justement au-dessus de la route. (p.110-111)

France, donc. Sans doute aujourd’hui, encore que. Lorsque débute le récit, la guerre civile a déjà eu lieu. Paris n’est que débris, et dans le cessez-le-feu plus ou moins respecté, le narrateur fonce à toute berzingue vers le Sud, direction le Centre, puis plus tard Marseille. Il y aura bien sûr une femme (mais sans plus), des combats (mais au loin), des factions djihadistes et souverainistes (il parait). Toi lecteur amateur de science-fiction, toi le féru d’intrépides intrigues, toi le sociologue à la recherche d’un biais fictionnel pour analyser une situation géopolitique, autant crever l’abcès : circulez, y’a rien à voir.

Comprenons-nous bien : des événements du titre, on ne verra rien, à part de troubles échos, oscillant entre humour et effroi, pris entre la force internationale, les séparatistes et AQBRI (Al Qaida dans les Bouches-du-Rhône islamiques, si si). Et que reste-t-il de la guerre, lorsqu’on en retire tout, du quotidien aux combats ? Une suspension du temps, une errance, vaguement fictionnelle (rapporter des médicaments à X, retrouver Y) mais dont le propos serait comme bien souvent le voyage lui-même, poussé ici dans une évanescence étrange.

Car attendre violons de cette post-apocalypse intime serait gravement (à tort ? à raison ?) se méprendre sur cette drôle de fable et sur le trouble d’attention assez flagrant dont semble avoir hérité son unique protagoniste. Sorte de grand Duduche en temps de guerre, il flotte dans l’espace comme dans le récit, oscillant du « point trop n’en faut » au « I would prefer not to » dès qu’il flaire au loin l’odeur de poudre. Pas qu’il soit un couard, ça non, mais bon : au parfum du sang, il préfère celui des champs, rêveries florales qu’il passe de longues pages à cataloguer avec une précision assez déroutante quand il ne détaille pas, avec force détail Michelin, les courbes des routes départementales.

« Mais comment savoir ? Et d’ailleurs quelle importance ? »(p.18), dit le narrateur alors qu’il essaye depuis un hôtel Première Classe de se raconter l’un des rares moments d’horreur du livre, cadavres de curés comme des taches noires au milieu des champs de maïs. Face au sens qui se délite et qui menace de faire perdre la raison, une irréalité se trace, presque à rebours, par force de précision topographique : de Paris à Marseille, il nous emporte dans sa dérive, relevant les quelques cocasseries de son expédition très Monsieur-Hulot au cœur de la France démolie.

L’écriture distante de Rolin y contribue aussi, refusant de s’attarder sur le moindre détail, effleurant dans un même geste un poster abandonné de Miley Cyrus et la destruction d’un pont, ne laissant poindre le sentiment ou la sensation que comme une vague boutade, un trait d’esprit un peu froid, quand l’auteur ne prend pas carrément la plume au détour de quelques chapitres pour commenter avec encore plus de hauteur journalistique les actions de son héros, si tant est que le qualificatif puisse convenir à cet être sans nom, sans passé certain, et sans envies autres que botaniques, fantôme que l’auteur laisse à loisir osciller dans un territoire d’une mélancolie ouatée.

Cette narration d’une blancheur vagabonde, rappelant dans son meilleur la légèreté primesautière de certains Echenoz, renvoie le récit aux marges d’une fiction de l’absurde, où l’absence de sens et la volonté farouche de se tenir à l’écart finissent par tracer une forme de road movie aquoiboniste stimulant et déroutant. Car si cette absurdité fonctionne à plein dans certaines scènes, notamment dans le contraste d’un narrateur amusé à conter (et recenser) fleurette alors que djihadistes et royalistes se bombardent gaiement en fond de cadre, ultime protection contre la souffrance, barrage peut-être contre à la déchéance d’une civilisation de Buffalo Grill et de Super U retournant à la terre, on ne peut s’empêcher de s’agacer ou de vaguement s’ennuyer dans le systématisme de cet objet finalement très répétitif et formel, frustrant car toujours un peu trop loin : de son sujet, de son narrateur, de sa pensée.

C’est sans doute cette distance qui protège de la littérature de genre, ce vilain mot quand on veut paraitre malin, mais c’est aussi elle qui finit par épuiser lecteur et narration : en refusant en bloc d’assouvir notre désir de fiction, tout en ne proposant aucune autre alternative littéraire, ce drôle d’opus donne la sensation de nous claquer la porte au nez.

Jean Rolin – Les Événements – Editions P.O.L.

208 pages, 15 € ISBN : 978-2-8180-2175-0

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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