Une belle édition de « Bienvenue à Mariposa » (Sunshine Sketches of a little Town, 1912) de l’écrivain canadien anglophone Stephen Leacock (1869-1944). Le livre est une satire de la vie provinciale, immortalisée par une série d’instantanés. Il se déroule à la fin du 19ième siècle dans une petite bourgade imaginaire, sur la côte de l’Ontario. Cette première traduction de l’ouvrage en français, est aussi un objet graphique remarquable, conçu et illustré par le dessinateur Seth (« Palooka Ville », « George Sprott »…). A lire, et à regarder tout autant.

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C’est un classique de la littérature populaire du Canada que nous tenons entre nos mains. Un volume aux proportions un peu atypiques, un format ni gros ni petit, soigneusement relié, avec des bords et une tranche assez épais, plus une jaquette dorée. L’ouverture, légère, contredit la lourdeur apparente du carton. La surépaisseur de la couverture, sans densité véritable, est un premier trompe-l’œil.

Si l’on insiste autant sur les qualités du livre, et leur équivoque – roman augmenté ou encyclopédie de poche ? –, c’est qu’elles en préfigurent le contenu : une peinture de l’étroitesse provinciale déployée dans un grand feuilleton ironique. Ce sont les mémoires de cette toute petite ville, que l’on voit figurée sur la couverture comme un jeu de construction bringuebalant ; des récits qui ont été disproportionnés pour en décupler sensationnellement l’ordinaire.

La réalisation très soignée appelle une manipulation douce et minutieuse du livre. On y pénètre comme le font ses auteurs, avec l’attention d’un miniaturiste, à laquelle s’ajoute le plaisir ingénu du lecteur. Car le volume renoue avec les charmes de la littérature enfantine. Il en propose un équivalent archétypal, quasiment anachronique : le grammage accusé du papier, les titres des paragraphes manuscrits, les dorures, et la fine quadrichromie des illustrations. Les portraits dessinés sont intercalés dans le texte pour composer un album-photo imaginaire. Il y a les protagonistes posant seuls ou bien en groupe pour représenter les associations locales, les bâtiments de Mariposa, les plantations d’érables le long des rues, et les paysages environnants, boisés ou maritimes.

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Mariposa est autant une ville en particulier qu’un modèle, mythique et interchangeable, de toute petite cité rurale. C’est une bourgade paisible et ensoleillée, semblable à toutes celles qui s’égrenaient autrefois sur les rives de l’Ontario. Le roman saisit une poignée d’habitants pris à tour de rôle dans des imbroglios pittoresques. A l’instar de la littérature du 19ième siècle, on suit ces intrigues guidé par le narrateur. Observateur distancié, il nous retrace des évènements spectaculaires ou insignifiants, et les commente avec un demi-sourire, le plus souvent démystificateur.

Chaque chapitre introduit un lieu et un personnage emblématiques, jusqu’à donner une compréhension globale de la ville avec la mentalité de ses habitants. Comme dans une conversation, l’histoire de la communauté se construit en croisant les histoires individuelles. C’est d’abord celle de Jos. Smith, l’hôtelier roublard de la grand-rue, qui convertit son échoppe en Café gastronomique pour mieux contourner la loi sur la vente d’alcool. Tout à côté, le barbier Jefferson Thorpe manque de s’enrichir en bourse et provoque une frénésie spéculative. Plus loin, survient un naufrage spectaculaire (mais tout à fait bénin) lors d’une excursion sur le « Mariposa Belle », un majestueux bateau à vapeur. La sortie n’était qu’un prétexte pour aller consommer de l’alcool à la dérobée ; son empêchement sera la seule réelle catastrophe. Il y aura aussi les avanies du révérend Drone ; accablé par une mauvaise comptabilité, il sera sauvé par un incendie « providentiel », au grand mécontentement des compagnies d’assurance… D’un récit à l’autre, ces personnages ressurgissent, naviguant entre l’avant à l’arrière-plan, pour affirmer les contours de cet univers familier.

Ces aventures, valse de bonnes et mauvaises fortunes, se nouent par thèmes et échos successifs : la morale publique, la tempérance, les rêves de réussite. Il y a aussi les racontars, les dissimulations, les récits sempiternellement enjolivés ; tout un jeu de mythifications auquel chacun se prête pour donner le change avec plus ou moins de complicité. Le juge, le banquier, le vieux clerc, et l’hôtelier, hommes de pouvoir dans cette petite ville, savent exploiter l’ingénuité collective pour parvenir à leurs fins. Le climat irréel de Mariposa : son charme, sa quiétude et sa nonchalance, consacre l’hypocrisie des habitants. Le paysage tout entier se transforme en devanture sociale ; il est comme un sourire de parade lancé au visiteur. Par conséquent, le titre du livre, « Bienvenue à Mariposa », peut être lu à double sens, comme une invitation spontanée à entrer dans le décor, ou au contraire, à rire de ses artifices. Mais la peinture satirique est tempérée par une émotion très contenue. Le récit, narré au présent, est l’évocation d’une vie révolue, de sa naïveté et truculence passées. C’est le souvenir d’un monde originel auquel le citadin d’aujourd’hui ne pourra plus accéder.

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portraits de Stephen Leacock (gauche) et Seth (droite)  –  au centre : « La vie est belle malgré tout » , Seth, ed. du Seuil

On ne pouvait espérer meilleure rencontre, littéraire et graphique, que celle de Leacock avec le dessinateur Seth. L’illustrateur s’est distingué par des romans graphiques qui retraçaient le destin de personnages mythiques (de Wimbledon Green à George Sprott) ou l’existence de micros sociétés (« la Confrérie des Cartoonists du Grand Nord »), en les faisant évoluer dans un cadre urbain très détaillé (les extérieurs du récit autobiographique « La vie est belle malgré tout »). Le graphisme de Seth, inspiré par les dessins humoristiques des vieux numéros du New Yorker, est délibérément stylisé. C’est un trait de pinceau assez enfantin, un cerne noir rebondi qui s’empatte et s’affine en imitant le geste de la main. Il se superpose aux aplats de couleur, gris bleuté ou brun sépia, et joue avec le blanc ou l’écru de la page. On y retrouve la virtuosité schématique des dessinateurs, cités en modèles, l’allégresse de leurs caricatures pleines d’entrain. Les « croquis ensoleillées » de Leacock dans la petite ville de Mariposa – avec leur minutie, leur spiritualité, leur proximité et leur éloignement –, correspondent à s’y tromper aux fantaisies anachroniques de Seth. Ils forment un monde visuel brossé en demi-teintes, suspendu dans un imaginaire de souvenir. Un hors-temps radieux, mais déjà un peu évanescent.

BM4_« Bienvenue à Mariposa » de Stephen Leacock & Seth
Traduit de l’anglais (Canada) par Thierry Beauchamp
Graphisme, illustrations & postface de Seth
Nouvelles éditions Wombat

En librairie depuis le 2 octobre 2014

crédits :
sauf mention,
les illustrations sont tirées de l’ouvrage
2014 Seth / Wombat

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A propos de Nicolas Rouscet

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