Karine Tuil – « L’insouciance »

Pour son dixième roman, Karine Tuil a choisi l’actualité brûlante du monde actuel comme thème principal. Son livre débute, anonymement, avec l’effondrement des tours du World Trade Center ; moment, peut-être, le plus important du début de siècle dans l’ébranlement des consciences occidentales. Dans un court texte, elle met en parallèle la sélection drastique pour travailler dans une banque d’investissement américaine et le hasard de l’attentat ce jour-là. Il se poursuit avec une déclaration de George W. Bush annonçant les futures opérations militaires contre le régime taliban.

Planté dans ce décor, le roman de Karine Tuil se veut ambitieux et embrassant l’époque. Il suit le destin (forcément) croisé de trois personnes : un riche industriel, issu d’une famille bourgeoise empreint de valeurs morales de gauche, mais dont l’existence s’est trouvée bouleversée par une rencontre ; un vétéran d’Afghanistan de retour en France après avoir laissé une partie de son âme dans l’enfer de la guerre ; un homme politique noir en France tombé en disgrâce auprès du Président, après avoir gravi les échelons du pouvoir. Ces personnages sont autant de figures symboliques dominant l’espace public. Non pas des modèles mais, par plusieurs aspects, une allégorie de la France. Loin d’être intimiste, la suite du récit continue dans cette veine en proposant une radioscopie, à travers ces personnages, des difficultés du pays. En effet, tout bascule et redistribue les cartes avec l’irruption de l’Affaire. « Le scandale survient au moment où la vie de François Vély a atteint un tel chaos qu’il lui paraît impossible qu’elle sombre davantage : que pourrait-il lui arriver de pire que ce qu’il a traversé ces derniers mois ? » A l’image de l’époque, le fracas est d’abord médiatique. François Vély est photographié, dans une revue, assis sur une œuvre d’art représentant une femme noire nue. Une fois publié, le scandale atteint son paroxysme. Les déclarations condamnatoires se multiplient. Au-delà de la photographie, c’est la vie de François Lévy qui est passé au crible des censeurs. En un instant, la vie de cet homme, pourtant brillante, bascule. Une chasse à l’homme se déploie sur les réseaux sociaux et rien ne semble l’endiguer.

Dans le même temps, Osman voit sa carrière décliner. Lui, dont la carrière semblait s’envoler inexorablement vers les plus hautes cimes du pouvoir, est piqué au vif par les remarques racistes d’un conseiller du Président. Son ascension, en partie due à son rôle durant les émeutes de 2005, est compromise. Il sombre dans une dépression accentuée par le détachement de sa femme. Délaissé, il retrouve son entourage, issu du quartier populaire où il a grandi.

Enfin, c’est à l’occasion d’un séjour à Chypre, avant sa ré-intégration dans la vie civile, que Romain tombe follement amoureux d’une femme. Mais Romain a une famille, et des angoisses assaillent son existence, l’empêchant de retrouver une vie normale. Il se sent coupable vis-à-vis des ses compagnons morts ou blessés lourdement. Il ne peut empêcher ses crises de paranoïa, minant ainsi les espoirs de sa femme d’une vie normale. Seul l’amour lui apporte une sérénité temporaire. Néanmoins, à l’image des autres protagonistes, le tumulte du monde va précipiter le cours de sa vie.

Karine Tuil livre un roman global cernant les individualités prises dans un commun déréglé. Elle révèle, de manière sous-jacente, les fractures identitaires et sociales du pays et plus globalement, du monde. Dans son récit, les tensions communautaires sont vives et divisent le corps social. L’invitation d’un ami d’enfance d’Osman dans un repas révèle la primauté de la question identitaire comme marqueur de différenciation sociale. Pour Osman, l’obstacle est insurmontable. Il ne peut contester une société qui l’encense à travers ses origines.

Si ces aspects sont mis en lumière, un manque de profondeur dans la construction des personnages empêche ce roman d’être une vraie réussite. En effet, les clichés ont la peau dure et enfoncent des portes ouvertes, sans souci de complexifier le réel. Les personnages incarnent souvent des figures stylisées dans un rôle parfois émouvant, parfois grotesque.

Néanmoins, le récit demeure très plaisant dans la construction de la trame. Karine Tuil conte avec élégance les sentiments humains et amoureux. L’intérêt du roman réside dans l’interaction des êtres. L’insouciance pourrait au final demeurer un absolu inatteignable pour eux. Mais un désir irrépressible de vie les anime. L’auteure cite cette phrase de Jorge Semprun : « La vie était encore vivable. Il suffisait d’oublier, de le décider avec détermination, brutalement.»

L’insouciance

Karine Tuil

Éditions Gallimard

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A propos de Julien CASSEFIERES

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