Une agréable traversée de l’œuvre du grand réalisateur américain, via ce rassemblement de textes-critiques codirigé par Jacques Déniel, Jean-François Rauger, et Charles Tatum, Jr. L’approche, très souple, se fait sous l’angle de l’intitulé général : le rapport poétique et méditatif qu’entretient cette œuvre-fleuve avec l’histoire, une histoire rêvée ou saisie sur le vif.

L’étude de chefs-d’œuvre inépuisables (« Vers sa Destinée », « L’homme qui tua Liberty Valance »…) y côtoie celles d’œuvres importantes, mais moins regardées pour ne pas dire considérées (le triptyque des années 30 avec Will Rogers, « Le soleil brille pour tout le monde »…), avec des développements sur les films de guerre des années 40, fictions et documentaires, réalisés pour le compte de l’armée américaine.

Pas de ligne d’interprétation collégiale ici, ni de grande remise à plat. Le livre n’est évidemment pas, non plus, un guide monographique. Chapitré en courtes sections et séquences textuelles (« Droit et Politique », « La Guerre », Paysages Imaginaires »…), l’ouvrage, conçu dans l’accompagnement de la rétrospective qui s’est tenue à la Cinémathèque Française, reste une déambulation dans cette œuvre monumentale, dont il ne prétend pas clore le sens ni figer les entrées…

FORD - 1961 - The Man Who Shot Liberty Valance, 1

« L’homme qui tua Liberty Valance / The Man who Shot Liberty Valance », 1962

(Ford Productions – Paramount ; Swashbuckler Fims)

John Ford a été célébré à la Cinémathèque Française de décembre 2014 jusqu’à la fin du mois de février dernier, à l’occasion d’une imposante rétrospective, peut-être la plus complète à ce jour, qui comptait une centaine de films. Y figuraient les films muets de la première période (pour partie), les documentaires réalisés durant la seconde guerre mondiale, les téléfilms… Une œuvre cinématographique majeure dont on ne cesse, encore aujourd’hui, de redécouvrir l’abondance et la diversité. Pourtant, au-delà des raretés vues ou commentées, on pourrait penser que cette œuvre tout comme son exégèse sont à priori bel et bien balisées, conforté en cela par la multitude des ouvrages qui leur est consacrée (monographies, biographies, entretiens et essais critique). Ce livre collectif, édité chez Yellow Now avec la Maison pour Tous, le cinéma Jean Vigo, la ville de Gennevilliers – sans le poser véritablement en ces termes – relève le « pari » d’entrouvrir de nouvelles lucarnes sur cette filmographie monumentale ; une production encore riche en découvertes, que l’on ne pourra jamais totalement embrasser sinon à en minorer, ou inversement privilégier, partialement, communément, certains pans. À d’autres endroits, les auteurs prolongent des pistes ouvertes par des prédécesseurs, à leurs façons (la figure du bal ; la symbolique des portes et des rives…).

Dans son ensemble, l’ouvrage propose une trajectoire ouverte, de texte en texte, pas forcément cohésive mais fédérée par un découpage, selon quelques ensembles thématiques forts. Certains sont fondamentaux, comme « Droit et Politique » pour « L’homme qui tua Liberty Valance » (étude très consistante de Gérard Bras), « Vers sa destinée » et « les Raisins de la colère » – des thèmes récurrents qui tendent le cœur de l’œuvre ; d’autres encore, inévitables, sont regardés sous un jour particulier : le pays(age) américain et l’imagerie pastorale dans la section « Paysages Imaginaires » ; celui tout aussi important de « La Guerre » assez peu commenté jusqu’ici, en raison des films documentaires peu visibles. Évidemment, on trouvera aussi les « Figures Bibliques » malicieuses ou dramatique du catholicisme fordien ; celles du « Fils du désert » (Le colt, la Bible et le biberon d’Alain Bergala) et de « Dieu est Mort » (L’amour est plus fort que la mort de Jacques Déniel). D’autres regroupements, enfin, sont un peu plus englobants : « Penser l’histoire » et « Questions de formes »…

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Spencer Tracy dans « La Dernière Fanfare / The Last Hurrah », 1958 (Columbia)

Deux textes posent le cadre ouvert et fluctuant du livre. C’est d’abord l’introduction de Jean-François Rauger (programmateur de la Cinémathèque Française en charge de la rétrospective récente) : L’irréversible et la Nostalgie ; le seul écrit de l’ouvrage à donner un point de vue un peu plus global et panoramique sur L’œuvre. Il montre l’étendue exceptionnelle de cette filmographie – un demi-siècle de 1917 à 1967 – mais aussi, comment s’y joue une conscience poétique de l’Histoire, où passé et présent s’interrogent en écho, de la conquête mythique de l’Ouest jusqu’aux traumatismes des deux conflits mondiaux avec dans l’entre, la blessure fondamentale de la Guerre de Sécession à la fin du 19e siècle. S’il y a bien une œuvre fordienne, elle n’est pas à chercher dans le genre unique du Western, ni dans des interprétations idéologiques « partisanes » – le patriotisme contre l’antimilitarisme, le progressisme contre le conservatisme nostalgique (pour reprendre le texte du programme de la Cinémathèque, également signé Jean-François Rauger) –, auxquels il serait facile de la réduire, mais dans la richesse de son mouvement interne, avec les cinq décennies de création, de vie, et de transformation, qu’elle enregistre. A l’autre bout de l’arc, en conclusion, le texte de Fabrice Revault, inspiré de la séquence « climax » du duel final dans « …Liberty Valance », déroule comment, dans un plan, se concentre la figure du héros tragique (le marginal solitaire) et la propre vision de Ford, de plus en plus mélancolique à la fin de sa carrière ; les premiers signes de cette bascule pouvant se lire à partir des années 40, avec le crépusculaire « My Darling Clementine ».

Rétrospective, élargissement de l’offre dvd, approfondissements aidant, la connaissance de la filmographie fordienne devient un peu plus globale, remplissant les décennies incomplètes, revalorisant des œuvres déconsidérées ou peu diffusées à côté des chefs d’œuvres établis. On pourrait bien sûr citer les trois films avec l’acteur Will Rogers réalisés dans les années 30 (« Doctor Bull » – « Judge Priest » – « Steamboat round the Bend ») ; et tout un pan de la production, tardive ou non, qui a été écrasé par les chefs d’œuvre réalisés dans le genre très célébré du Western. Ainsi les marges se rapprochent sensiblement du centre restrictif de l’œuvre, pour en affirmer le corps dans toute son étendue, avec des nuances renforcées, des évolutions, et des échos sensiblement différents, des personnages jusqu’au regard du cinéaste. L’ouvrage participe évidemment de ce mouvement, au scope élargi. Gilles Esposito consacre un texte au triptyque précité avec Will Rogers, ainsi qu’au très beau « Le soleil brille pour tout le monde / The Sun Shines Bright » de 1953 (une relecture tardive et plus complexe du « Judge Priest » de 1934). Bernard Benoliel écrit autour du film « La Dernière Fanfare / The Last Hurrah » (1958) ; sur ce sentiment de défaite qui pointe désormais dans l’œuvre de Ford : un tournant désabusé signant la fin d’une utopie, annoncé par ce portrait d’un vieux politicien – en double malicieux et évident du cinéaste – vaincu, malgré sa popularité. Si les gestuelles et le laconisme des deux acteurs fétiches, Henry Fonda d’abord, John Wayne ensuite, ont largement été commentés, Jean-Marie Samocki choisit de s’attacher non sans saveur au(x) moment(s) de sauvagerie impromptue et de burlesque décomplexé des deux films avec Lee Marvin ; un comédien bien plus fugace chez Ford, puisqu’il n’apparaît que sur le tard et pour des seconds rôles : dans sa prestation marquante de Liberty Valance et consécutivement, dans « La Taverne de l’Irlandais / Donovan’s Reef » en 1963.

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« Le soleil brille pour tout le monde / The Sun Shines Bright », 1953 (Argosy Pictures-Republic ; Les Accacias)

L’ouvrage ne prétend donc pas à clôturer le travail critique sur Ford et ne se substitue pas au corpus existant, dont le hors-série John Ford des Cahiers du Cinéma en 1990, qui accompagnait déjà une rétrospective de la Cinémathèque Française ; un numéro auquel il renvoie parfois, directement. Il en étend juste un peu l’espace. On pourra noter, très ponctuellement, pour deux textes (Passage et dans une moindre mesure La Bravoure et la rage, signés tous deux par Tag Gallagher), quelques tentatives de mise en page assez étranges : une recherche de continuité texte et image qui crée quelques flottements et des blancs en escalier (pavés et lignes disjoints, colonnes ou bandeaux d’images rompus…). Mais c’est un point de détail dans une édition qui reste, comme toutes les publications de l’éditeur, de qualité (du papier jusqu’à la reproduction iconographique).

Opter pour tel titre d’ouvrage n’est pas anodin. Peut-être davantage encore que le contenu des textes, il donne l’image d’un cinéaste qui aura porté l’histoire d’un pays à travers son regard, sa fantaisie triviale et truculente, et son idiosyncrasie détonante d’irlandais catholique ; là où se mêlent soulographie, virilité bagarreuse, amour des traditions, empathie pour les minorités et les répudiés contre toutes formes du dogmatisme. C’est une invitation à porter un regard plus large sur l’œuvre, moins clivé ; davantage dans le délié. Le livre reflète un peu de cette longue rêverie cinématographique, avec sa vitalité, ses écarts, son goût foisonnant des individus, des communautés dépareillées… mais aussi, son rythme, son indolence à contretemps, sa lucidité et parfois, cette amertume qui pointe à l’affluent.

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« JOHN FORD – Penser et rêver l’histoire »
Jacques Déniel, Jean-François Rauger, Charles Tatum, Jr. (Dir.)
2014

coédition Yellow Now / Maison pour tous  / Cinéma Jean Vigo / Gennevilliers

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A propos de William LURSON

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