Pierre Albert-Birot/ Bobi+Bobi : « Petites gouttes de poésie » (MØtus)

Moins connu qu’Apollinaire dont il fut l’ami et avec lequel il collabora (notamment sur Les Mamelles de Tirésias), Pierre Albert-Birot était néanmoins avec l’auteur d’Alcools un ardent défenseur du Cubisme. Si plusieurs mouvements comme le dadaïsme cherchèrent à l’associer à leur engagement artistique, Birot ne s’en réclamait d’aucun, créant au passage l’école « nunique » (l’école du « maintenant ») dont il était maître, fondateur… et unique membre. Il fonda également la revue avant-gardiste SIC dans laquelle écrivirent Louis Aragon, Pierre Drieu la Rochelle et Raymond Radiguet. Il eut ses admirateurs et ses détracteurs, et son œuvre malgré ses accointances avec la révolution esthétique de l’époque fut peut-être trop intime, trop individuelle pour se résoudre à adhérer franchement et se perdre dans une entité. De fait, la lecture de ce magnifique « Petites Gouttes de poésie », choix de poésies tirées de divers recueils publiés de 1916 à 1917, confirme cette élaboration d’un univers fragilement intime, au fil des mots comme autant de gouttes posées sur le temps qui passe, et attrapées précieusement. Pierre Albert-Birot, comme Apollinaire, aime utiliser la graphie de l’écriture dans la poésie, avec ses poèmes-affiches ou pancartes, ses phrases qui tournent et esquissent des formes, mais au-delà du plaisir et de l’humour graphique, du dialogue avec le lecteur dans cette nécessité de déchiffrer les poèmes à l’intérieur de la page, c’est sa mélancolie qui resplendit, poète du temps qui fuit avec lequel le dessin de Bobi+Bobi instaure un dialogue inespéré.

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L’univers de Bobi+Bobi semblait être fait pour rencontrer les mots du poète, cette fausse naïveté qui regarde toujours vers l’enfance, retrouve les traits poétiques de ses dessins candides, tout en ayant un regard adulte sur les heures qui s’écoulent et qui donnent à ses personnages des expressions pensives, rêveuses, amères. On pense au Frances de Joanna Hellgren avec ce terrible destin d’une petite fille où le trait épousait ses émotions : sans que l’on puisse parler d’une même école, toutes deux brillent par un parti pris assez proche, où la candeur des expressions constitue souvent un bel habit pour les douleurs rentrées. Comme une douceur trompeuse. Si Bobi+Bobi n’a pas la violence d’un Topor, elle partage avec lui sa façon de structurer ses dessins monochromes, avec son jeu sur la disproportion, ses grands visages ronds parfois ébahis, comme étonnés par leur propre aventure, et cette même échappée vers le rêve et le surréalisme, une propension à l’absurde qui ne va pas jusqu’au cauchemar. Les pieds immenses dépassent des portes de châteaux forts, un enfant émerge de la poche d’une veste, les branches s’élèvent des feuilles de papier, les arbres se coiffent de chapeaux pour se soigner. On serait même parfois tenté d’évoquer l’univers de Philémon. Son dessin incite à l’évasion, à la sortie du réel, à plonger tête la première dans les songes et la réinvention du réel pour en sortir, par le symbole et l’imagination.

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Ainsi, pour ces magnifiques vers,

On est ici
On monte dans un train
On regarde passer les arbres
On descend
On est ailleurs

le dessin répond par des rails fragmentés par la lumière – comme autant d’heures de la journée – sur lesquels se projette un paysage d’arbres différents, magnifique traduction de ces visions instantanées et variées au fil des minutes, du voyageur regardant à travers sa vitre. Et dans cette existence où l’ennui guette sans cesse, seule la « goutte » de poésie semble être un élixir de jouvence, un lien vers la joie.

Elle utilise essentiellement ici le crayon de papier en variant la dureté et la taille des mines jusqu’à une extrême finesse, notamment pour le dessin de la poussière, ainsi que des mines de carbone et du fusain pour certains noirs. Bobi+Bobi explique qu’il lui est arrivé « de construire des formes en papier pour ensuite les redessiner » . Même si la collection Pommes Pirates Papillons de MØtus est en noir et blanc, elle précise que sur l’original, elle n’a pu s’empêcher de tracer en rouge la marge du papier à carreaux.

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Bobi+Bobi, comme pour mieux rendre hommage au poète, s’adonne elle aussi à l’intérieur même du dessin au poème pictural, aux calligrammes si chers à Apollinaire : bribes de poèmes d’amour à lire dans les fleurs, spirales de mots dans les éponges, ou pluie de phrases sortant du pommeau de la douche. Le vertige du trait fusionne avec les vers de Pierre Albert-Birot. Le dessin lui-même se fait poésie.

La poésie goutte-à-goutte incite, à la manière des haïkus – la forme courte y est également pour beaucoup – à tendre l’oreille pour écouter l’herbe pousser, à être attentif au monde qui chuchote, à capter l’instantané, la sensation qui disparaît sitôt respirée, le moment fugitif. Elle peut également constituer un très bel objet d’initiation des enfants à la poésie, pour les inviter au vagabondage de l’esprit, à la beauté du rien qui n’est pas celle du vide.

Les jardins sont des poèmes où l’on se promène les mains dans les poches

Bobi+Bobi exploite en quelque sorte le temps parcouru entre l’enfance et l’âge adulte, avec ses regrets, mais aussi toute la nécessité de garder un pied dans cet âge où le rêve appartient encore à la vie. C’est à cette promenade que nous convie « Petites Gouttes de Poésie », conduisant les pas au hasard de la rêverie. A quoi pensent les fauteuils ? Les statues ? La poussière ? Les arbres ? Comment nous regardent-ils ? Tandis que Pierre-Albert-Birot donne une âme à l’objet et aux végétaux, Bobi+Bobi leur donne vie à travers un dessin palpitant, apaisant, contemplatif, les yeux grand ouverts vers l’ailleurs.

Pierre Albert-Birot/ Bobi+Bobi : Petites gouttes de poésie, avec quelques poèmes sans gouttes édité par les édition MØtus, collection Pommes Pirates Papillons

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