Nous avons décidé de mettre en lumière régulièrement des auteurs et illustrateurs jeunesse majeurs, parfois bien trop confidentiels, et n’ayant pas nécessairement d’actualité. Le but de ce nouveau champ d’investigation, à l’heure où parfois les thèmes des albums et les styles d’illustration semblent trop souvent se ressembler, démontrer combien la littérature jeunesse est définitivement un lieu d’innovation et de créativité.

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En dix années, Hélène Riff a publié en tout et pour tout cinq albums jeunesse, dont quatre en tant qu’auteur et illustratrice. Le tout premier, La chaussette jaune, paraît en 1995 et le dernier, Le tout petit invité, en 2005. Entre ces deux-là il y eut un tout petit album réalisé en collaboration avec un auteur : Comment l’éléphant a perdu ses ailes (1997), l’une des cinq histoires d’éléphant commanditées par le Centre du livre jeunesse-Seine-Saint-Denis (Montreuil). Ce livre est imprimé dans un format si réduit (environ 13 x 19 cm) que pour déchiffrer l’écriture calligraphiée en lettres capitales, il faut un bon éclairage et une loupe. En 1997 paraît également Le jour où papa a tué sa vieille tante, publié dans un format A4, avec une police de caractère assez proche de l’écriture manuscrite. Et enfin en 2004, Papa se met en quatre, album de format A4 créé durant une résidence d’auteur/illustrateur à Troyes. Tous ces albums sont publiés chez Albin Michel.

Cinq albums en dix ans, c’est peu… alors on se demande ce qui a freiné. On s’interroge intensément parce qu’Hélène Riff, c’est la réinvention du tout, c’est à dire du fond et des combles – Hélène Riff est une pionnière qui transporte.

Il faut rappeler qu’en 1995, l’édition jeunesse commençait à peine à frétiller. Le concours international d’illustration « Figures Futur » venait d’être créé (1992), on en avait assez de l’illustration sage et juste illustrative, on cherchait du sens dans tous les sens, on peignait à gros traits, on sublimait la gadoue, on déchirait, on froissait, on grattait, on explorait. Le monde des arts plastiques prenait conscience que l’illustration jeunesse pouvait être un support pour l’expression artistique. En 1995, très peu de « nouveaux illustrateurs » émergeaient encore. Il y avait Hélène Riff. Elle sortait de l’atelier d’illustration des Arts décoratifs de Strasbourg. Tout chez elle semblait en place. Elle était prête. La preuve : entre La chaussette jaune publié en 1995 et Papa se met en quatre publié en 2004, peu de changements. Évidemment, dans La chaussette jaune, la police de caractère est un peu trop grande, le trait du dessin est plus appuyé et précis, les contours recherchent une forme vite identifiable par l’enfant – parce que les résurgences d’un temps fraîchement révolu ont du coeur à l’ouvrage. Et les couleurs sont vives et contrastées : il fut longtemps convenu que seules les couleurs vives pouvaient retenir l’attention des enfants. Ce qui est une absurdité.

Mais l’essentiel est déjà là : giclées de peinture laissant l’empreinte du passage du pinceau sur la feuille, personnages griffonnés sommairement en cascades et enchaînant les actions comme sur un fil matérialisé. Quant au texte, il est d’une inventivité désopilante, il mêle nonsense et logique par déduction, donnant une place royale à l’irrationnel dans le rationnel apparent du langage – et ainsi donc à la poésie.

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Dans La chaussette jaune :

« Mouton est toujours aussi rouge de honte,
– Viens, dit Cochon, je connais un endroit où on peut se laver.
– Oh la la ! C’est la rivière qui est toute rouge maintenant !
– On va recevoir une rouspétade parce qu’on a sali la rivière ! »

Dans Papa se met en quatre :

« La tache n’était pas une tache.
C’était l’ombre du papier tue-mouches qui se projetait par terre.
… /…
C’était simple comme bonjour,
il suffisait d’éteindre la lumière pour éteindre la tache. »

Papa se met en quatre est un album extrêmement élaboré, qui lors de sa sortie laissait espérer de nombreux autres chefs d’oeuvre à venir (bientôt). Un album sans effets spéciaux gratuits, avec une police de caractère de type Arial ou Corbel au diapason de cette ligne sobre.

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Dans la double page ci-dessus, le travail pictural alterne contrastes d’aplats peu colorés, la trace du pinceau en représentant toute la matière, et espaces d’un blanc pur contenant de minuscules dessins réalisés au crayon et à la peinture très diluée. Probablement que cet ensemble est un mélange d’acrylique détrempée et de gouache. On devine que les irrégularités du pinceau ont suggéré des zones à dessiner, des zones à créer du détail impromptu. Sur l’horizontalité de l’empreinte céladon se posent d’autres points de vue saisis dans un angle différent, d’où émerge une perspective plongeante dézinguée, totalement électrique : on est aspiré. La douceur enveloppante de la double page est parsemée de ponctuation colorée, le bleu et le jaune du céladon, à peine, juste quelques touches délavées à proximité du noir vivace, là où le regard se blottit tout de suite. On aimerait être dans cette grande pièce, on y est, on y vit un peu : Hélène Riff est généreuse, elle a réussi le partage. C’est esthétiquement si équilibré que la sensation de beauté passe par la peau. Hélène Riff est une artiste.

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Curieusement, dans son dernier album Le tout petit invité (2005), on constate un retour en arrière de la forme et du contenu. On sent que la volonté de fabriquer un livre-objet « de communication » est exploitée à son maximum par le choix de sa forme : il s’agit d’un livre-accordéon, avec un trou au dos du livre… pour symboliser quoi, hum ?… L’expérience apprend vite que ce n’est ni la forme ni l’artifice qui décident de la modernité d’une œuvre, en tout cas de sa force.

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Donc le parti-pris de l’accordéon déçoit : l’intention de suggérer à tout prix le cordon ombilical, la continuité par la filiation (etc.) est un effet de manche facile. Le lecteur mérite mieux. Le dessin et la peinture rappellent ceux du premier album Les chaussettes jaunes, mais en bien plus convenu pour ce qui concerne le personnage de la mère, dont le figé des expressions détonne. On devine ici, dans le travail d’Hélène Riff, l’intervention non artistique d’un directeur artistique, pour le moins. Du très dessiné mêlé à la légèreté floue d’esquisses, ça pourrait fonctionner. Mais ça agace. Les couleurs sont tantôt vives, tantôt douces. Là aussi ça pourrait fonctionner – mais l’œil se fatigue, s’exaspère. Ça sent la fabrication de tous côtés. On est au bord de penser que ce dernier ouvrage est un ensemble épars reconstitué artificiellement, un ensemble peut-être ébauché en 1995 et terminé en 2005… Quant au texte aux enchaînements rappelant le procédé du dorica castra, on n’y trouve pas la jubilation attendue. Mais c’est vrai qu’en 2017, cette figure de style semble être un lieu commun, alors qu’en 2005 c’était encore un territoire à explorer.

Reste que cinq albums en dix ans, quand on a des dispositions si affirmées pour la narration texte/image, c’est peu, et que douze ans d’attente pour une peut-être nouvelle publication, c’est beaucoup. On peut légitimement se demander pourquoi. Est-ce parce que l’artiste est passée à autre chose, développant peinture ou écriture loin des livres. Est-ce parce que l’édition ne paye pas, ou n’encourage pas assez ses créateurs les plus singuliers ? Ou est-ce parce que la création d’albums demande à Hélène Riff un temps et une tranquillité dont elle ne dispose pas – le saurons-nous un jour ? Ce qui est certain, c’est que même si de nombreux et toujours plus nombreux auteurs/illustrateurs se sont engouffrés dans la « nouvelle illustration » – jusqu’à la surabondance et l’interchangeabilité, la place d’Hélène Riff demeure joyeusement imprenable.

Bibliographie :

Le tout petit invité
Albin Michel Jeunesse – Octobre 2005

Papa se met en quatre
Albin Michel Jeunesse – Juin 2004

Le jour où papa a tué sa vieille tante
Albin Michel Jeunesse – 1997

Comment l’éléphant a perdu ses ailes
Auteur : Marie Nimier
Illustrateur : Hélène Riff
Albin Michel Jeunesse – 1997

La chaussette jaune
Albin Michel Jeunesse – 1995

Portrait :

http://la-charte.fr/dans-les-petits-papiers-de-15/article/helene-riff

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