Jean-François Billeter – "Leçons sur Tchouang-Tseu"

Des philosophes rattachés à la pensée taoïste classique (nous parlons bien ici de philosophie, et non de la religion taoïste), Tchouang-Tseu (ou Zhuangzi) est sans doute l’un des plus inclassables, voir le plus difficile à situer au sein de ce mouvement global. Aux frontières de l’anarchisme, il se détache de la dimension politique et princière de Lao Tseu et des chroniques plus quotidiennes de Lie Tseu. Fondé sur un certain individualisme, le Tchouang-Tseu (le recueil qui porte donc son nom) peut aussi tendre à une interprétation ésotérique et mystique forte, pour peu qu’on ne retienne qu’une lecture poétique de ce texte foisonnant. Il est tout à fait révélateur que le segment le plus célèbre du Tchouang-Tseu en occident soit sans doute le « Rêve du Papillon », profonde mise en abyme de notre représentation du réel qui permet un accès (retour ?) au chaos (originel ?). De quoi perdre le néophyte qui pourrait rester rebuté par un ouvrage d’apparence peu accessible, ou tomber au contraire à l’inverse dans une fascination probablement trompeuse.

Ce petit ouvrage paru chez Allia met à disposition quatre leçons professées au Collège de France par le sinologue Jean François Billeter en 2000 ; et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elles se proposent, dans un style dans l’ensemble très clair et précis, de démystifier complètement ce texte majeur. Billeter est devenu récemment un peu plus connu en dehors de son seul environnement scientifique en rentrant en polémique avec un autre sinologue/philosophe plus consacré dans le public, François Jullien. C’était dans un Contre François Jullien paru chez le même éditeur, où était remise en question la conception d’une profonde altérité chinoise, idée qui fait depuis quelques années la farine de l’auteur de L’éloge de la fadeur dans ses exercices de philosophies comparées. Billeter mettait en garde contre ce qu’il voit aussi comme des moyens de soumissions plus universellement du domaine de l’impérialisme, et son intérêt pour Tchouang-Tseu recoupe au fond cette volonté d’en découdre avec ce qu’il perçoit comme un faux-semblant.

Faisant une critique profonde de la traduction occidentale du philosophe, Billeter remet aussi en question son usage au sein de la pensée chinoise même : d’une part en contestant le fait qu’il faille intégrer Tchouang-Tseu au sein du taoïsme (d’ailleurs décrit ici comme une sorte de nébuleuse) ; d’autre part en s’en prenant à « l’empreinte » du commentaire du chinois Kouo Siang (le plus ancien sur le texte) .

« Kouo Siang et d’autres ont transformé une pensée de l’autonomie radicale, de l’indépendance de la personne, du refus de la servitude et de la domination en une apologie du dégagement, de l’indifférence morale, d’une forme de désinvolture qui permettait aux aristocrates de leur temps de servir les pouvoirs en place malgré le dégoût qu’ils leurs inspiraient. Ils ont désamorcé la charge critique du Tchouang-Tseu pour en tirer une justification de la démission devant le pouvoir, donc de la soumission. C’est ainsi que le Tchouang-Tseu est devenu une consolation, la compensation spirituelle des aristocrates lettrés, puis des mandarins. A partir de Kouo Siang, il a servi leur conservatisme naturel en offrant une contrepartie imaginaire à leur servitude. [p.133] »

Les Leçons sur Tchouang-Tseu sont une sorte d’introduction aux Etudes sur Tchouang-Tseu, ouvrage plus conséquent de Billeter sur le philosophe. C’est aussi une bonne introduction sans doute à Tchouang-Tseu tout court pour un lecteur occidental, pour peu que l’on ne condamne pas non plus à la suite aveuglément les autres traductions à sa seule lecture. Billeter n’a pas en effet encore fait éditer une traduction intégrale de sa main, ce qui ne valide sans doute pas complètement son commentaire et ses critiques parfois dures. Mais c’est une lecture qui semble inévitable si l’on s’intéresse au philosophe chinois. On en sait peu sur Tchouang-Tseu et sa vie en soit, et il est commun de dire que seuls les 7 premiers chapitres de l’ouvrage qui porte son nom sont vraisemblablement signés de sa main. Mais pour Billeter il faut cesser d’être faussement précautionneux à son encontre, et profondément revisiter le texte à la source, en se débarrassant d’un grand nombre d’aprioris… et pourquoi ne pas aussi revaloriser certains chapitres de la fin du livre ?

On retrouve quatre segments qui visent quatre enseignements :
– Le fonctionnement des choses
– Les régimes de l’activité
– Une apologie de la confusion
– Un paradigme de la subjectivité

Chez Billeter Tchouang-Tseu devient un philosophe qui se base sur la description de l’expérience dans son écriture, en mettant en particulier en valeur un schéma récurrent : l’étonnement d’un passant devant une action, l’interpellation de l’acteur, et la description extrêmement précise par ce dernier de ce qu’il fait. Suivant ce dialogue, les chemins peuvent ensuite de séparer. Les fameux récits tournant autour de l’art du boucher ne distinguant plus « les parties » qu’il découpe, ou du nageur aux cheveux épars évoluant dans des courants dangereux, y prennent une dimension plus pratique et concrète. Ce sont des préambules aux « régimes de l’activité », véritable cœur conceptuel qui distingue le Tchouang-Tseu de l’ouvrage de sagesse : comment atteindre un certain degré de perfection tout en se rendant compte que nous ne sommes plus dans la dimension de la conscience pure ? Billeter en fait un pallier fondamental dans la conscience de l’être et tient à différencier cette idée de la mystique taoïste. Parce qu’en soit dans sa lecture, cela ne passe pas nécessairement par un retour à l’origine, il s’agit seulement de laisser s’exprimer une faculté évidente dans l’humain.

« Parfaits, c’est-à-dire spontanés, nécessaires, efficaces. A l’évidence, l’humain, l’intentionnel, le conscient, sont ici considérés comme la cause de nos erreurs et de nos échecs tandis que d’autres facultés, d’autres ressources, d’autres forces sont la cause du salut quand nous parvenons à les laisser se conjuguer et agir librement. En termes plus simples, notre esprit est la cause de nos errements et de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps non anatomique ou le corps objet, mais comme la totalité des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous, qui portent notre activité – tandis que le corps ainsi conçu, est au contraire notre grand maître. [p.50] »

« T’ien » est le Ciel, « jen » l’humain : Billeter est tenté d’y rattacher une opposition entre « la nature » et « l’artificiel ». Avec le terme « yeau » Tchouang-Tseu désignerait au sein de ce conflit l’activité nécessaire et libérée, celle dont nous avons la faculté d’être parfois (quand nous y parvenons) le spectateur détaché, comme par exemple observer les gestes spontanés que l’on ne saisi plus une fois appris la nage ou le vélo. C’est la « connaissance de la nécessité » qui est majeur. D’où il en sort aussi une critique profonde chez Tchouang-Tseu des leurs et des représentations, des pièges du langage et de l’imagination que l’auteur rattache au travail philosophique de personnalités comme Montaigne, Wittgenstein et Spinoza. Bourré de renvois conceptuels, ces Leçons… sont d’ailleurs en soit un petit précis de philosophie à part entière.

La confusion, le chao, le vide, est un prolongement dans l’étude de ce régime de l’ « activité nécessaire », un dépouillement qui passe cependant par des rites et un texte très codifié avec par exemple la forme primordiale des dialogues. Mais paradoxalement, c’est justement pour tendre à s’extraire de la rigidité et de la répétition. Toute la beauté du Tchouang-Tseu viendrait peut-être de ce paradoxe ? Billeter fait aussi des analogies avec la poésie d’Henri Michaux, Kleist et Proust, autant de moyens également de ne pas mythifier une pensée et des concepts ne qui seraient essentiellement que chinois. Cette mise en perspective est éclairante mais surtout elle a une qualité : elle invite à l’exigence, celle de la lecture lente, et au réveil de l’attention. Pour comprendre. Aussi court que soit ce livre, il faudra ainsi ne pas hésiter à le reprendre deux ou trois fois par la suite, pour relire le Tchouang Tseu à l’aune de cette exposition. Et peut-être un jour complètement connaître et saisir ce philosophe majeur, la richesse de sa simplicité autant que la limpidité qu’est peut-être son écriture. « Tout ce qui est beau est difficile autant que rare » disait justement Spinoza à la fin de l’Ethique, surtout quand il faut reconquérir des bout de précision et de clarté perdus au fond de la paresse.


Billeter, Jean-François. Leçons sur Tchouang-Tseu. Allia. 2002.148 pages.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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