Jacques Julliard, Jean-Claude Michéa « La gauche et le peuple »

Figure historique du Nouvel Observateur et de « la deuxième gauche 1», Jacques Julliard aurait pu choisir de servir sa famille politique sans coup férir et s’assurer ainsi une place de choix dans les lieux de pouvoir et sur les plateaux médiatiques. En quittant l’hebdomadaire pour éviter, selon ses propres mots, de « se confondre avec la tapisserie », il a voulu se remettre en cause et montrer que tout n’était pas immuable, même le conformisme de la pensée. Ce livre, riche entretien épistolaire avec Jean-Claude Michéa, relève de la même veine sinon de la même audace.

En effet, s’entretenir avec Jean-Claude Michéa n’est pas forcément la meilleure des solutions pour (re)trouver la table des convives de la rue Solferino. De la sortie de son premier livre, en 1995, sur George Orwell jusqu’aux Mystères de la gauche en passant par L’enseignement de l’ignorance en 1999, Jean-Claude Michéa est au mieux raillé par une gauche libérale décomplexée depuis – au moins – 1983, au pire craint par ceux qui voient en lui l’émanation ultime d’une supposée mouvance rouge-brune. Un tel unanimisme ne peut que susciter un intérêt intellectuel.

Le titre, La gauche et le peuple, est peu révélateur de la fructuosité de leurs échanges couvrant foule d’autres sujets. Faisant sensiblement le même constat, ils vont, chacun à leur tour, exposer leur pensée sous couvert de justifications historiques et d’emprunts à d’autres auteurs. Avec une cordialité de principe maintenue durant les échanges et devenue (trop) rare dans l’espace médiatique où le buzz est l’apanage de tout un chacun, ils n’hésiteront pas à marquer leur point d’accord sans omettre de souligner des différends.

Qu’en est-il du constat posé ? «  Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », disait Antonio Gramsci. Cette célèbre phrase du philosophe italien pourrait résumer l’état de la société telle que ces deux hommes l’appréhendent. Permanence d’une crise économique à laquelle s’ajoute le défi écologique, le peuple est plongé dans un désarroi politique, si ce n’est une désaffection du politique et en particulier, de la gauche. Mais, la faute incombe-t-elle à la gauche ou au peuple ?

Pour Michéa, l’alliance entre le peuple socialiste et la bourgeoise a toujours été une alliance de circonstances au gré des soubresauts politiques (l’affaire Dreyfus par exemple) et non une concordance de fond. Il rappelle que « le fusilleur » de la Commune de Paris en 1871, Adolphe Thiers, n’était autre qu’un représentant de la social-démocratie d’alors. Ainsi, l’échec de la gauche à représenter le peuple ne constitue pour lui qu’un simple retour de l’histoire. Julliard voit dans cette alliance un fait majeur du XXe siècle. Selon sa thèse, ce « continuisme » entre les deux gauches a permis de promouvoir un progrès allié à la justice sociale. Cette aspiration-là, reconnaît-il, n’est plus la matrice de la gauche dans notre pays. Au contraire, Terra Nova, think thank du Parti socialiste, propose d’oublier, électoralement parlant, les classes populaires.

Ici, leurs avis divergent mais finissent par se retrouver sur les aspects du néo-libéralisme. Michéa, pourfendeur du libéralisme économique et culturel, rallie Julliard dans cette critique. « C’est l’alliance des pages saumon du Figaro et des pages arc-en-ciel de Libération », remarque Julliard. De ce capitalisme ne supportant aucune limite, Michéa observe pêle-mêle les incohérences de la gauche radicale, la perte des valeurs morales et traditionnelles de la droite, le fétichisme du Progrès… « Pour en arriver à un paradoxe central : celui d’une société qui n’a jamais été aussi libérale quant à ses principes économiques, ni à gauche quant à l’évolution des mœurs. »

Un entretien viendra clore leurs échanges. En définitive, Julliard reste optimiste et croit à une entente encore possible entre « la bourgeoisie » et le peuple ; Michéa, lui, est plus pessimiste. « En renonçant à critiquer cet univers capitaliste, cette nouvelle gauche « citoyenne » a probablement compromis ses dernières chances de renouer avec ces classes populaires dont « la mondialisation heureuse »  défait chaque jour un peu plus les conditions d’existence, pourtant déjà suffisamment difficiles et précaires. Car pour espérer retrouver une place dans le cœur de ceux qui se débattent aujourd’hui dans les soutes insalubres du paquebot libéral (pendant que les passagers de première classe dansent sur le pont au rythme hypnotique du Grand Journal de Canal +) il faudrait d’abord que cette gauche « citoyenne » commence par chasser du temple socialiste tous ces « honnêtes esclaves » que moquait jadis Guy Debord et dont l’unique crainte est « qu’on puisse les soupçonner de passéistes ».

1 La « deuxième gauche » désigne un courant qui, sous l’impulsion de Michel Rocard dont l’influence allait du PSU à la CFDT et en opposition au courant mitterrandien, prônait (entre autres) comme mesures la décentralisation et l’autogestion.

La gauche et le peuple 

Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa.

Editions Flammarion.

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