Noël Herpe & Antoine de Baeque – « Éric Rohmer, Biographie » (Stock)

Derrière ses films, longtemps la personnalité d’Éric Rohmer est restée un mystère, se dévoilant avec parcimonie jusqu’à la fin de sa vie, entretenant le mystère au-delà du seul emploi d’un pseudonyme pour Maurice Scherer. Seul comptait finalement son œuvre au moment de l’analyse critique. La parution d’une biographie aussi dense l’an dernier chez Stock, parallèlement à « l’intégrale » éditée par Potemkine, provoque forcément un nouveau regard sur cette filmographie. Est-ce une clé supplémentaire ? Ou bien est-ce qu’il y a aussi un risque à  donner à cette psychologie de l’auteur  une importance trop dominante?

Le travail accompli par Noël Herpe et Antoine de Baecque est une somme assez considérable, permise par l’exploitation de nombreuses archives du cinéaste confiées à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine). Si les nouveaux éléments portant sur la vie fammilliale et amicale du cinéaste sont importants,  ne faut pas s’attendre dans ce livre pour autant à des révélations croustillantes ou tapageuses sur la personnalité de Maurice Scherer /Éric Rohmer, mais un approfondissement conséquent des multiples contradictions et énigmes du professeur, critique et cinéaste. Cela n’exclut pas de nombreuses anecdotes intimes, toujours un peu troublantes dans des biographies encore « fraîches ». Voir ainsi les derniers instants de l’homme où se confrontent pour la première fois les « familles » officielles et artistiques, la tentation de Rohmer par rapport à certaines de ses actrices, la description de plusieurs ruptures amicales ou pertes douloureuses… Mais aussi le portrait en filigrane d’éléments de manipulations subtiles dans la direction d’acteurs chez l’homme, une certaine explicitation des figures voyeuristes ou de filatures dans ses œuvres qui peuvent « rompre le charme ».

Conservatisme et Modernité

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Eric Rohmer dans « Bérénice » d’après Edgar Allan Poe

On a longtemps su peu de choses dans ce qui encadrait le mystère cultivé par le metteur en scène, si ce n’est qu’il s’est dissimulé médiatiquement jusqu’au début des années 1970, pour ne pas permettre notamment à sa mère de le reconnaître dans son activité réelle. En entretien, l’œuvre et uniquement l’œuvre importait, dans des frontières parfaitement délimitées par l’intéressé… Même lors d’un mémorable épisode de « Cinéma de notre temps » (Preuves à l’appui) dans les années 1990, l’entretien fleuve et terriblement concret s’en tenait à la présentation d’archives soigneusement préparées et sélectionnées par l’intéressé, les faisant surgir dans une chorégraphie parfois frénétique et comique, défiant même le récit cinématographique.

Le cloisonnement très strict entre vie privée et activité créatrice « publique » devient presque le fil rouge essentiel de l’œuvre artistique à la lecture de la biographie, comme une relecture par le prisme du double permanent. Resté lié à l’enseignement, fidèle (mot important pour Rohmer) à de nombreuses traditions familiales (ambition institutionnelle, pratique du catholicisme, vie conjugale extrêmement rangée), Maurice Scherer n’en a pas moins en permanence côtoyé les frontières et exécuté quelques coups d’audaces. Le projet artistique même dessiné par le critique puis cinéaste Éric Rohmer s’en est ressenti : renouveler un classicisme (peut-être à définir avant tout au travers des notions d’espace, de fluidité du découpage, de la parole…) baignant dans un évident parcours de foi (le choc du Stromboli de Rossellini est le plus essentiel pour ce cinéphile tardif), tout en le revitalisant par toutes sortes d’expérimentations, piochant dans les techniques et approches modernes. Ccomme s’il s’agissait d’exécuter la synthèse parfaite permettant de « survivre » à cette double vie, qui aura toujours exclu la tentation de la radicalité pure, ou de l’idée de Révolution.

On peur l’illustrer notamment par cette impression de voir un homme observer l’Occupation, la Guerre d’Algérie et Mai68 à sa fenêtre en s’en tenant presque résolument à distance. Même le fameux renvoi de Langlois de la Cinémathèque ne provoque chez lui aucune volonté de positionnement ou d’engagement dans la politique de son présent, s’en tenant à des positions finalement assez éthérées : pour certain ce pourra paraître comme de la lâcheté, mais on peut y voir aussi une grande difficulté à se reconnaître dans un combat de son temps. Si les audaces et la rigueur se couplent dans ce parcours, cela n’empêchera pas Rohmer de rester principalement un conservateur dans l’esprit, jusque dans cette vision de l’écologie à laquelle il se rallie progressivement (il se positionne pour Pierre Rabbhi en 2002, l’un de ses rares gestes politiques plus explicites) : ce sera une écologie qui se voudra « du patrimoine » essentiellement.

Double et Vampire

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Eric Rohmer dans « La Sonate à Kreutzer »

Noël Herpe et De Baecque, très rapidement, mettent en relation les différentes œuvres en construction de Rohmer avec ces thématiques : Scherer semble gérer plus difficilement une certaine schizophrénie dans sa jeunesse d’étudiant besogneux, échouant à différents concours prestigieux. S’il raccroche clairement à des conduites de vie et à des références assez strictes, il côtoie progressivement le feu des nuits d’un quartier latin agité. Très vite, Paul Gegauf (écrivain, futur scénariste de Chabrol) devient un étrange alter-ego sulfureux qui fascine Rohmer. Au-delà de l’insuccès d’un premier roman où déjà l’auteur joue la ligne médiane entre classique et avant-garde, les premiers courts ou moyens métrages de Rohmer (Bérénice, La Sonate à Kreutzer) témoignent d’une certaine agitation émotive et idéaliste, et aussi d’une tendance à expliciter la figure du vampirisme qui sera essentielle mais plus latente par la suite dans plusieurs schémas relationnels au sein de ses films. Souvent, physiquement même, ceux qui ont côtoyés Rohmer ont pu (assez justement si on peut se le permettre) comparer sa silhouette au Nosferatu de Max Schreck/Murnau. Lui-même « vampirisé » par Gegauf, ce type de relation pourra plus tard se constater entre lui et les nombreuses jeunes femmes qui peupleront « chastement » son quotidien « professionnel », tandis que la vieillesse notamment cherche à se faire oublier.

Les Contes Moraux apparaissent ainsi comme une œuvre essentielle pour Rohmer dans l’ambition même de transcender et questionner ce monde des grandes idées contradictoires : le débat de Ma nuit chez Maud sur Pascal entre son « double » Trintignant et le communiste Antoine Vitez reste sans doute l’un des éléments clés de sa filmographie. Avec ses deux films historiques et « littéraires » suivants, où il expérimente déjà beaucoup, et via l’économie abordée avec La Femme de l’Aviateur, Rohmer semble toutefois devenir progressivement plus détendu dans le traitement de ces thèmes « personnels », moins grandiloquents parfois aussi. Les recherches existentielles fortes perdureront, la tendance à l’autoportrait crypté également (sa jeunesse au travers Melvil Poupaud dans Conte d’Eté, le binôme Rainette / Mirabelle…), mais au sein d’une œuvre nourrie par une curiosité de plus en plus dense et paradoxale (cette période d’étude ambiguë des villes nouvelles en est l’un des exemples les plus remarquable, comme la volonté de faire improviser entièrement le texte d’un film avec Le Rayon Vert). Rohmer délègue aussi de plus en plus d’élément à un pur « esprit de troupe » qui ressemble à une sorte de véritable jardin d’Epicure, avec son intendante, sa monteuse, sa chef opératrice et son ingénieur du son récurrents, jusqu’à finir en fin de carrière par vouloir s’effacer au milieu d’ un travail « d’atelier » : du pseudonyme on passe à l’invisibilité…

Le risque d’imposer la seule lecture psychologique à une œuvre

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Tournage de « Conte d’Eté » à Dinard

Le risque peut-être à la lecture d’une telle biographie, c’est que la dimension intime et personnelle en devienne démiurgique. L’ouvrage apporte des éclairages incontestables , mais ces derniers ne doivent sans doute pas d’un seul coup nous limiter l’auteur à sa seule psychologie, nous faire oublier son écriture même et les solutions qu’il a su trouver d’un point de vue narratif et formel pour donner au cinéma la possibilité d’être un art qui touche à quelque chose de véritablement intemporel. En captant de très près le « miracle » au sein du récit et de l’art cinématographique, Eric Rohmer a aussi réussi à ne pas lier cette notion aux seules dimensions théologiques ou métaphysiques qui auraientt pu être les siennes, domptant également la banalité et naturalisme (si tant est que ces deux notions signifient quelque chose) qu’il attaque de front. Rohmer n’admirait-il pas les « impersonnels » Jules Vernes et Stevenson ? Il faudra peut-être finalement « oublier » après cette lecture enrichissante et néanmoins nécessaire la personne de Rohmer. Par rapport à l’œuvre d’une vie d’un Truffaut, la plongée dans l’intime tient aussi forcément de la mise à nue d’un jardin secret qui reste fascinant mais parfois problématique aussi si on finit par lui donner l’importance première, chez cet artiste qui fuyait une partie de sa propre personne et voulait construire une création assez autonome finalement.

Certes au-delà, les anecdotes de tournages et la description de l’accueil même de chacun des films font du livre une ressource documentaire incontournable : on ne s’en tient pas qu’à cette seule psychologie. Mais l’exercice biographique forcément tend nécessairement à tout ramener au seul portrait central, aussi passionnant soit-il dans la forme, sa narration très fluide et efficace, allant du chronologique au thématique, isolant des instants cohérents comme de purs récits. C’est d’ailleurs dans les rouages politiques que l’ouvrage est dans son meilleur, l’un des noyaux dur étant presque conté comme un thriller: c’est le récit du « putsch » subit par Rohmer comme rédacteur en chef aux Cahiers du Cinéma en 1963. Alors que la Nouvelle Vague, dont en tant que cinéaste il n’a pu accompagner les premiers succès, est dans le « creux » suite à plusieurs flops, l’homme reste farouchement attaché à une ligne rédactionnelle qu’on pourrait qualifier encore une fois de « synthèse » entre l’ancien et le moderne. Les films des jeunes turcs ne sont pas spécifiquement mis en valeur, et nombreux sont plusieurs « actionnaires » de la revue, agacés, qui vont donc faire en sorte de provoquer son renvoi pur et simple. Jacques Rivette et Truffaut sont ainsi vus comme cinéfils tuant l’un des pères de leurs ciné-clubs des années 50 (ce qui n’empêchera pas ensuite le phénomène du « fils prodigue »)… Paradoxalement, alors qu’il se retrouve dans une situation très précaire (famille à charge et chômage), Rohmer va se « réinventer » grâce à la télévision éducative, oser créer une maison de production avec Barbet Schroeder, et trouver enfin (tardivement) le succès comme cinéaste. Aussi naïf que cela puisse paraître, cette forme de biographie parvient dans ces moments là à vraiment faire partager à son lecteur les moments d’exaltation et de lumière d’une vie, aussi austère et pétrie de contradictions qu’ait pu paraître parfois celle d’Éric Rohmer.

Fiche du livre sur le site des éditions Stock

Sur les archives de Rohmer (site de l’IMEC)

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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