A travers la lecture des romans d’Emmanuel Carrère se dessine une ligne directrice : décrypter les hommes (et les femmes) de notre temps, les mettre en relation avec son vécu, relater l’émotion ressentie. C’est à travers la souffrance de sa belle-sœur confrontée à une grave maladie et la disparition d’un enfant, lors de son précédent livre : « D’autres vies que la mienne », qu’il avait pu nous montrer toute sa sensibilité à l’égard de ces « autres » personnes. Pour « Limonov », l’écriture reste similaire, empreinte de modestie. Il s’attache à rendre la vie de ces personnages la plus réaliste possible sans s’encombrer de descriptions métaphoriques. Il avoue même négliger la description de paysage : « le lyrisme panthéiste n’est pas mon fort ». Le contenu n’en est que plus direct. Il narre les faits marquants, la description des personnes, contextualise le récit afin d’imprégner le lecteur de la réalité abrupte. Mais à la différence de son précédent roman où le compassionnel était de mise au regard des personnages, Emmanuel Carrère va suivre la vie peu ordinaire de Limonov.
A la fois, écrivain, journaliste, engagé militairement au coté des Serbes durant la guerre de Bosnie, Limonov va traverser ce siècle en s’écartant des sentiers battus. Il pourrait être qualifié de salaud ordinaire par les intellectuels bien-pensants de notre époque… peut être-même à juste titre. Carrère le précise en quatrième de couverture et dans son introduction « Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement ».
Au-delà du récit forcement romanesque de la vie de Limonov, Carrère va surtout tenter de comprendre les choix, les engagements de cet homme que tout lui oppose. Quand l’auteur « rêve » d’acheter une maison dans le Gard, Limonov se voit à la tête d’une armée à l’assaut du pouvoir (« Donnez moi un million et j’achèterai des armes et je susciterai un soulèvement dans n’importe quel pays »). Car, s’il est une constante dans la vie de cet homme c’est le rejet d’une vie rangée. Dès ses débuts à l’usine, se dégage une impression de dégout face à cette masse d’humains condamnés à survivre avec leur force de travail. Il préférera s’imaginer une vie héroïque. Dans cette quête impossible du pouvoir, l’histoire de Limonov rejoint étrangement celle de Poutine, actuel Premier Ministre de la Russie. Avec les aléas que l’on connait, Poutine réussira là où Limonov a toujours échoué.
Est-ce cette faiblesse du personnage qui a séduit Carrère ? L’histoire d’un homme qui au final échouera à réaliser son rêve. Au delà du pouvoir, son rapport avec les différentes femmes de sa vie se révélera être empreint d’amertume ; une le quittera pour un photographe le laissant quasi-clochard dans une ville inconnue pour lui, une autre, nymphomane le délaissera pendant plusieurs jours pour se perdre dans la nuit parisienne avant de se suicider quelques années plus tard. Dans sa recherche de l’exaltation, Limonov ne laisse rien au hasard. Il explore tous les recoins d’une vie humaine du romantisme effréné (ce qui ne l’empêchera pas d’avoir des relations homosexuelles durant son séjour à New York) à la volonté guerrière qu’il conserve encore chevillée au corps.
A la recherche continuelle des temps héroïques de sa Russie natale, Limonov pourrait ainsi se rapprocher d’un Pierre Goldman, non dans la démarche politique totalement opposée, mais dans cette nostalgie de n’avoir pas connu les grandes heureuses de l’histoire (l’armée Rouge pour Limonov, la résistance armée aux nazis pour Goldman). La ressemblance s’arrête, tant Limonov prend un malin plaisir à se plonger dans des causes indéfendables pour un « occidental » bon teint. Cependant, Carrère réussit le pari de rendre cet homme humain.

Avec en toile de fond les mutations profondes de la Russie moderne, il pousse le lecteur à remettre en cause ses certitudes. Il soulève des questions légitimes. Ainsi, devant la complexité d’un monde où la prise de position apparait comme sujet à débat ; Carrere et à travers lui le lecteur ne trouve-t-il pas de circonstances atténuantes à Limonov à chaque période de sa vie ? Il écrit «  c’est plus compliqué que ca. Je n’aime pas cette phrase mais elle est souvent vraie. En l’occurrence elle l’est. C’est plus compliqué que ca. ». Le génie de ce livre réside peut être là : faire passer un salaud ordinaire pour un homme dont nous envions tous secrètement la destinée.Paru aux Editions P.O.L.

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A propos de Julien CASSEFIERES

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