De Kazuichi Hanawa on connaissait surtout ses œuvres fantastiques telles L’eau Céleste ou La fille fantôme inspirées de légendes japonaises médiévales, avec ses monstres, ses voyages dans l’au-delà et son inspiration bouddhique. Ses dernières œuvres consacrées à son incarcération pour détention d’armes dans Dans la prison ou Avant la prison, ont été également traduites en France. Néanmoins, c’est oublier tout un pan de sa création – le meilleur – qui fait de lui l’un des chantres magnifiques de l’eroguro, jusqu’à cette transition dans les années 80 où son style évoluera vers le surnaturel spirituel, atmosphère féérique et un peu morbide, mais quelque peu assagie, si l’on compare à cette fureur des années 70, cette poésie de la crasse et du sexe mortifère tel qu’il apparaît dans ce recueil publié par l’incontournable Lézard Noir. Il nous ouvre les portes d’une maison des perversités que n’a pas pu ignorer Noboru Tanaka, merveilleuse caverne d’épouvantes, dans lequel Hanawa raconte dans une esthétique splendide les histoires les plus abominables.

De conte cruel en conte cruel, Hanawa s’inspire parfois de faits divers qui défrayèrent la chronique, ou plonge dans le fantastique macabre et érotique : il nous enferme dans des intérieurs, théâtre des drames les plus sordides, avec leurs femmes violées et bafouées, les relations sexuelles contre nature telles qu’elles seront légions dans les pinku (et plus encore chez Teruo Ishii auquel il fait irrésistiblement penser). Sorti de ces lieux confinés, la violence fait rage au dehors de la guerre aux viols collectifs. La terre n’est que violence et passion charnelle corrompue. Mais sublimée par Hanawa, la barbarie est avant tout de l’Art. On voudrait accrocher les planches chez soi, comme des estampes, dignes des œuvres les plus tourmentées ou les plus explicites d’Hokusai. Toutes les déviances et les interdits y passent. Lorsqu’on ne se mutile pas, lorsqu’on ne séquestre pas une femme pour la traiter comme une truie, c’est pour donner à manger des bébés à des lézards géants, s’apprêter à faire l’amour avec un singe, donner à têter son sein à une poupée-monstre, ou se faire caresser par un homme cafard lubrique. La digestion devient un cercle coprophage sans fin ; les samouraïs belliqueux et masochistes se retrouvent pris à leur propre piège par leur épouse rusée…

Il ne faudrait cependant pas ignorer un élément essentiel (et salvateur) d’Hanawa : son humour dévastateur, son esprit frondeur et son sens du décalage aussi cinglant que son graphisme.  Jamais dupe de la dimension cathartique de son œuvre, l’auteur se moque des archétypes du genre, de ses personnages et de leurs excès, et parfois de lui-même. Il termine un récit en affirmant qu’il en a assez dit et s’adresse au lecteur : « Les événements prenant une tournure réellement atroce, afin de vous éviter de vous mettre mal à l’aise nous allons juste dire que le héros sera le jouet de Hanakichi jusqu’à la fin de sa vie et nous arrêter là ». Il accumule les légendes dont le contrepoint provoque le rire. Ainsi, l’assassinat d’un gamin porte comme sous-titre : « accident d’un pauvre écolier ». Ou encore : lorsqu’un sabreur fou caresse du manche de son sabre – les mains ruisselantes de sang – les fesses de sa femme qui s’accroche à ses jambes il lance un « Insolente, je te dis de me lâcher. Tiens prends donc ça. Allez lâche moi » tandis qu’elle répond « Ahh ça fait mal » et que les sous titres désignent les personnages ainsi : « Femme s’inquiétant pour son époux » et « Epoux maltraitant sa femme ». Il arrive même parfois à Hanawa d’intervenir au sein de son propre dessin en ajoutant : « je n’arrive pas à dessiner cette case, je suis nul, je veux mourir »

Le chambara côtoie Edgar Poe, mais lorsque Eros et Thanatos s’entredévorent, le repas de sang et de toutes les autres matières convie Sade et Bataille … Bataille auquel on ne cesse de penser pour cette fête sacrificielle, plus encore lorsque régulièrement un œil écarquillé vient se glisser entre les nouvelles, cet œil que l’on retrouve même sur des motifs de dessus de lit. La vision de ces héroïnes ramenées à l’état d’animal ou de chose exhale le parfum empoisonné de la mort et de l’amour. Victimes et bourreau s’y étreignent et s’y broient. C’est un enfer, oui, mais quelle ineffable beauté que cet enfer ! Les visages féminins sont des diamants noirs, aux lèvres coupantes et aux yeux de chats. Dans ce monde de l’oxymore, les traits effilés comme une lame de rasoir explorent les expressions et les corps tandis que le sang noir explose à travers les pages, inonde le blanc, se mélangeant à toutes les substances. Impossible désormais de lire les magnifiques œuvres de Maruo sans penser à son plus que probable maître. En plus d’être visionnaire Hanawa est également un excellent conteur et ses récits sombres et transgressifs puisant leur beauté dans les idées les plus « laides », font preuve d’un vrai sens du rythme. Il arrive parfois que la narration se rompe comme pour laisser place à l’hallucination dans laquelle la guerre russo-japonaise devient un arrière plan onirique : horreur des corps déchiquetés et sublimes champs de bataille comme miroir des divagations de l’héroïne.

La demeure de la chair est un chef d’œuvre hypnotique, merveilleux abîme, jardin des délices et des supplices dans lequel il est indispensable de se perdre. La splendeur et la décadence unies en un même monstre.

Kazuichi Hanawa – La demeure de la chair (Editions Le Lézard noir)

Traduction Miyako Slocombe – 200 pages – 21 €

Sortie le 15 novembre 2013

A commander sur le  Site du Lezard Noir

 

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