Ressortie en version augmentée de l’ouvrage d’Amanda Robles datant de 2011 chez De L’Incidence Éditeur. Le livre intègre désormais « Le Paradis » (2014), le dernier film du réalisateur sorti en octobre 2014, aboutissement poétique d’une démarche « autobiographique » entamée depuis « Ce Répondeur ne prend plus de messages » en 1978. A démarche singulière ouvrage singulier, puisqu’il s’agit de retracer les métamorphoses du cinéaste au fil des décennies, un charmeur racontant qui s’est fait filmeur, artisan de sa propre histoire et de celle des autres, et n’a cessé de questionner sa propre place au sein de ses films – apparaître ou non ? masqué / à découvert ? ou médiatisé par un acteur-égo ? La vidéo et le numérique ont bien-sûr été les instruments de cette mue vers un cinéma de proximité et de tact…

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Images extraites du film de Jean-Pierre Limosin : « Alain Cavalier – 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces-cuisine » (1995)

Il aura fallu attendre « Pater » en 2011 où le cinéaste renouait avec un acteur très populaire du cinéma français – Vincent Lindon –, le petit succès qui s’ensuivit, ainsi que la rétrospective à la Cinémathèque Française en 2012, pour que la filmographie d’Alain Cavalier acquière une nouvelle visibilité. Quelques films emblématiques, dont « Le Plein de Super » (1976), un road-movie doux-amer irrésistible, mais aussi « Martin et Léa » (1978) et « Un Etrange Voyage » (1980), furent réédités par Pathé à cette occasion, agrémentés de nombreux courts piochés dans la production plutôt prolixe du réalisateur. La discrétion médiatique de Cavalier, parfois subie et peut-être aussi entretenue par de longues périodes de gestation, eut pour conséquence qu’à l’exception d’articles assez réguliers dans les revues de cinéma (Positif et Les Cahiers), il ne fit l’objet que de rares ouvrages monographiques, le principal restant celui qu’Études Cinématographiques lui consacra en 1996 ; un recueil de textes qui s’arrêtait à « La Rencontre », et ne faisait qu’ébaucher l’analyse de l’œuvre dite « autobiographique ».

Amanda Robles s’est concentrée sur cette dernière pour « Alain Cavalier, Filmeur », cherchant à percer l’énigme d’une transformation. C’est celle du cinéaste, en couverture du livre, dont le faciès recouvert de bandelettes, comme quelqu’un qui viendrait de subir une opération de chirurgie esthétique, se découvre sous une nouvelle identité, celle d’un filmeur, prenant à bras le corps une petite caméra vidéo et son micro pour y imprimer son souffle subjectif dans un mélange de confidences et d’efforts pour aller à la rencontre d’altérités fascinantes : de petites artisanes du quotidien (la magnifique série des portraits : matelassière, relieuse, opticienne…), un comédien en pleine cure contre l’obésité (René), de vieux résistants livrant leurs mémoires (les Braves), sa nouvelle compagne (La Rencontre)… Sous son apparence dépareillée, l’œuvre d’Alain Cavalier aura toujours tendu vers un effort constant : se libérer des entraves du lourd appareillage cinématographique (équipe humaine et matériel) pour arriver à une appréhension quasi-directe des corps filmés et des histoires, de vies réelles ou fabulées, imperceptiblement mises en scènes sur un ton de conversation en apparence désinvolte. En ce sens, il existe peu de différences entre les moments où le réalisateur se raconte au spectateur (« Ce répondeur… », « La Rencontre », « Le Filmeur », « Irène ») et ceux, où il se fait le réceptacle, et le discret ordonnateur, des histoires d’autrui. C’est un même mouvement de projection et de réflexion : un pas « coulé ».

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Dans « Alain Cavalier, Filmeur », il s’agit pour l’auteure de partir sur les traces de ce cheminement aventureux, conduit par le cinéaste depuis une trentaine d’années : une démarche autobiographique au sens large, physique et cinématographique, « où le corps de l’auteur s’introduit dans le film ». C’est un parcours fait de tâtonnements, de reprises, et d’une remarquable persévérance.

Le livre s’organise en trois parties : en premier lieu, l’essai d’Amanda Robles ; ensuite, les « preuves » sensibles qui le fondent : un prélèvement dans les carnets manuscrits du cinéaste, film par film ; enfin, une parole directe, sous la forme d’échanges avec lui, accompagnée par les témoignages de proches collaborateurs (son ancien opérateur Jean-François Robin et Aliocha Feno-Renaudin, qui « fait » le son des films récents depuis « La Rencontre »). Le mérite de l’ouvrage est de donner à lire, non pas une simple interprétation de l’œuvre, qui serait définitive, mais quelque chose du processus qui ne cesse de la motiver, inachèvement compris. Le pendant documentaire de l’essai, ces extraits photographiés des carnets, dépassent l’argument de la preuve, et émeuvent dans ce qu’ils montrent des intuitions, des étapes accomplies, des regrets, ou des questionnements en cours. Cette « consigne » de notes, durant la préparation et le plus souvent au fil des tournages, retrace la généalogie de projets qui s’inventent parfois sur le long terme (de « Cette journée d’octobre 1962 » projet de film non réalisé de 1971, empêché par le décès de sa compagne Irène Tunc, jusqu’à « Irène » en 2009, en passant par « Ce répondeur… » de 1978) ou selon une marche tuilée ; le film en train étant le laboratoire plus ou moins conscient du projet à venir. Plus que de simples observations, ce sont déjà des déclarations, entre travail introspectif, prise de conscience, et manifeste d’intentions, qui ont une expression très singulière. On croit y entendre déjà la voix du cinéaste, celle qui nous accompagne durant les films, sérieuse et facétieuse tout à la fois.

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Alain Cavalier « Lettre d’Alain Cavalier », court métrage (1982)

L’essai, très riche, montre toute la complexité d’une démarche de cinéma qui cherche continuellement à s’inventer, et à se dépasser. Il ne faut donc pas envisager chez Cavalier – c’est le principal malentendu sur son œuvre – l’autobiographie de manière trop littérale, d’une part parce qu’elle emprunte différentes voies et formes, et d’autre, parce qu’elle reste en permanente ouverte à autrui. Plus encore, elle est un moyen reconduit pour questionner le cinéma, l’acte de filmer, le modèle et sa réalité, ce qu’il y rentre de biographie et d’autobiographie, et les fables plus authentiques qui se construisent dans un contact rendu immédiat. « Pater » a été le démenti, piquant de drôlerie, du sérieux autobiographique et de ses risques de complaisance, narcissique ou voyeuriste, car l’autobiographie de Cavalier est un « Je » joué à plusieurs, celui d’un cinéaste, père et président, avec son acteur premier ministre, dans une drôle de gouvernance cinématographique pincée d’autodérision. A l’autre opposée, l’œuvre du réalisateur, peu catégorisable, serait « expérimentale », ce qui n’est ni une exactitude (les films n’ont pas l’aridité, formelle ou conceptuelle, du cinéma expérimental, et restent très directement narratifs, même si leurs narrations ne sont pas conventionnelles) ni un service rendu aux réalisations puisqu’il les fait passer à tort, pour hermétiques ou cryptiques. Le propre des films de Cavalier est d’être un entre plusieurs, toujours réinventé dans un effort prolongé de légèreté et de musicalité. Amanda Robles montre ainsi comment le plan-contact, un toucher direct qui ne passe plus par un acteur fardé ni par les conventions du métier, s’est diversifié, s’éparpillant dans des natures mortes, reconstruisant des rituels affectifs ou cathartiques, ou se faisant spirite en cherchant à atteindre des réalités plus abstraites, des mythes archaïques, des textes fondateurs, des êtres disparus. L’autobiographie y est, dans toutes les acceptions du terme, un au-delà de soi, mais sans solennité, inscrite avec un amusement enfantin au plus près des êtres et des choses ordinaires. Il n’est donc pas étonnant de retrouver, outre Merleau-Ponty, Francis Ponge cité plusieurs fois au cœur de cet essai.

Amanda ROBLES
« Alain Cavalier, Filmeur »
(2e édition revue et augmentée, oct. 2014)
De L’Incidence Éditeur

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