Yann Gonzalez – "Les Rencontres d’Après Minuit"

De l’art du pitch…
« Au cœur de la nuit, un jeune couple et leur gouvernante travestie préparent une orgie. Sont attendus La Chienne, La Star, L’Etalon et L’Adolescent. »
Le grand mérite de cette proposition de cinéma de Yann Gonzalez revient à sa manière culottée de s’approprier notre ordre symbolique pour le transgresser et ensuite l’oublier. Pendant qu’une partie de la société ne cesse d’être traversée par des impulsions louches d’un autre âge, des dénis sociétaux burlesques et autres ignominies réactionnaires, « Famille, travail, poterie ! » comme diraient les Silex And The City, Les Rencontres d’Après Minuit est un appel d’air qui nous soulève et nous éloigne d’ici et maintenant.

Le film s’ouvre par une belle scène fantasmatique et très stylisée. Sur une route en pleine nuit, plan poitrine et caméra fixe, lumière « Crash » à la Cronenberg, la magnifique Kate Moran, Ali, est la passagère d’un motard, casque intégral, lancé à fond sur sa machine. Ses longs cheveux roux qui tournoient, la rendent presque surréelle. Les Rencontres d’Après Minuit est un huis clos à sept personnages, plus un ! « Kitchissime », inoubliable, redoutable dans le registre tragicomique : la Dalle…
L’unique décor du film est comme une grande boîte, comme une petite scène de théâtre, ou comme un vaste salon bobo vintage ; beaucoup de noir et de blanc, du gris… quelques rouges, des éclairages diffus, pâles ou blanc, disséminés dans la pièce, une esthétique très 80’/90’s.
Les trois hôtes de la soirée attendent leurs invités. Le couple chic que forment Ali et Matthias (Niels Schneider) semble attendre, aimant et patient, mais comme en quête d’un absolu déjà accompli. Udo, leur gouvernante (Nicolas Maury impressionnant) est sexuellement « chaude » pour de nouvelles sensations fortes et directes. Ce trio d’ouverture possède une cohérence moderne et incongrue, dans la vraie vie comme dans le film. S’ils sont drôles parfois, jamais ridicules, ils paraissent désenchantés. Leurs fêlures sont palpables.

Ali est la chevalière servante de Matthias, mais elle avance seule au service de son amour pour la passion. Matthias, lui, incarne une sorte d’ange de type inconnu ! L’ange au repos, atrophié, presque vaincu ? Furtivement aussi, une sorte de vampire ou de zombie revenu de tout…

Quant au personnage d’Udo dans sa sublime robe de soubrette de Nicolas Ghesquière, comme Kier, incarnation androgyne et icône décadente chez Morrissey (en baron Frankenstein et Comte Dracula), il personnifie le pilier protecteur du couple, une force constante et inaltérable. Mais il reste par-dessus-tout, une « hors femme », sur féminine jusqu’à l’insolence et l’outrance. Si Udo rassure et mène le bal, elle déambule avec une nostalgie désabusée et hystérique. Ses moues affectées et sa démarche « naomiesque » sur ses talons hauts perchés, elle les porte comme un étendard ou un masque.

L’arrivée successive des quatre invités si différents, La Chienne, L’Etalon, l’Adolescent et La Star, parfait le film comme tentative et volonté d’incarner des diversités et marginalités contemporaines ; un clash, une opposition frontale, faite à une morale conformiste, souvent trainée comme une lourde valise increvable.

Ces sept personnages réunis, faussement préjugés à la lecture du pitch racoleur du film, devraient être là en quête de sensations, de sexe, de bestialité, de vertige… des attentes pas si étrangères les unes aux autres, avec la nuit comme complice. Mais au fond, ils ne demandent qu’à briser leur vernis, pour partager leur solitude et leur ennui existentiel. Ils ont tous en commun une désespérance et une attente, qu’ils n’ont pas encore transcendées.

L’impensable se produit. En dehors de tout tabou et de toute convention sociale, les personnages se donnent tour à tour aux autres, sans passer par la « célébration des corps » devenue superficielle. Presque involontairement, entre un juke box sensitif et la bite énorme de L’Etalon, accessoires, ce sont les mots, toutes sortes de mots, qui prennent place. Les personnages se livrent, s’écoutent, se répondent, au service d’une écriture théâtralisée. Certaines répliques évoquent la force des dialogues d’un Bernard-Marie Koltès, d’un Heiner Müller, d’un Fassbinder… Le groupe se transforme peu à peu en clan, le temps d’une nuit. Tout ce petit monde hybride finit par se reconnaître en l’autre, par faire corps. La succession de déballages baroques ouvre les fenêtres au fantastique, au fantasme, au rêve, aux secrets et blessures de chacun.

Ces mises en abime récurrentes sont aussi pour le réalisateur le moyen qu’il a choisi, pour mettre en scène toute une série de références aux cinémas qu’il affectionne; des références déjà identifiables dans ses nombreux courts et moyens métrages : son laboratoire de cinéma. On retrouve pêle-mêle, les cimetières sous la lune de Jean Rollin, les couchers de soleils des décors en carton pâte du Perceval de Rohmer, les fantômes aux visages-miroir de Maya Deren. Les citations affluent plus voyantes encore : une Béatrice Dalle fouettant Cantona, l’étalon bien sûr, en Ilsa tigresse du goulag, Fabienne Babe apparaissant telle Catherine Jourdan dans Zoo Zero, pour revêtir un peu plus loin la robe en strass de Delphine Seyrig en Comtesse Bathory dans Les lèvres rouges. Les rencontres d’après minuit est un pur film d’onanisme cinéphilique qui peut selon l’humeur lasser ou fasciner. Le cinéaste s’abandonne lui aussi à l’orgie/hommage pleinement consciente et performante, jetant un pont entre le « film d’auteur » et le cinéma bis, en se refusant à les opposer, avec comme unique fil d’inspiration son autobiographie amoureuse du cinéma.

Pour que tout se sublime jusqu’au bout de cette nuit singulière, Les rencontres d’après Minuit est littéralement enchainé à sa petite sœur électro symphonique : la musique originale de M83. Comme mille glacis sur une peinture trop abrupte, elle est enveloppante ; toujours en montée, jusqu’à l’apothéose, la dernière demi-heure exaltant en acmé les émotions…

Les rencontres d’après Minuit dépeint une possible réconciliation entre le « corps surface » contenu, construit et social, et le « corps vivant » multiple, inconstant et intègre. Si conciliation il y a, elle se produit par l’expérimentation, par la force des interactions avec autrui. Et aussi, grâce à l’imagination, celle de rester neuf au présent, celle plus politique et identitaire de s’engager pour la diversité, celle enfin d’être libre de ne faire qu’un avec soi-même, entre ombre et lumière…

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A propos de Christophe SEGUIN

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