Pour son second long métrage, Trey Edward Shults s’attaque à un genre rebattu et mille fois traité, propice à tous les stéréotypes. Dans un monde désolé, alors qu’un virus mortel fait des ravages, Sarah et Paul -un couple d’une quarantaine d’années- et leur adolescent Travis vivent en autarcie dans leur maison perdue au fond d’un bois, aux aguets de la moindre présence étrangère qui pourrait mettre en péril leur territoire. Will, un homme aux abois, entre par effraction, se fait molester avant de se faire accepter par Paul. La communauté va s’agrandir d’un second duo et de leur petit garçon.

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Tous les ingrédients du film de contamination sont réunis pour faire d’It Comes At night un spécimen parmi d’autres, au rayon des petits produits vite oubliés vivant sur les vestiges de Romero (remember Stake Land). Mais de fait, huis-clos austère dont les issues s’obstruent une à une, It Comes At night n’a rien d’aimable et s’affirme avant tout comme un drame terrible où rôde l’ombre de notre fin. Le parti pris du cinéaste d’envisager de traiter son sujet sous un angle intime pousse le sentiment de terreur dans son versant tragique, chacun des visages traduisant l’immaîtrisable peur de la mort. La bouleversante première séquence donne le ton de cette frontière constante entre l’étrangeté et le désastre, le scandale de la disparition. Trois masques à gaz regardant un vieil homme apeuré et lui disant qu’il peut « fermer les yeux » et lâcher prise, comme une parole de réconfort, radoucie pour aider l’autre à mourir… avant de le tuer et de brûler son corps. En quelques minutes l’oxymore du film éclate, ce radicalisme sans issue, et comme intimement lié, cet immense sentiment d’amour qui unit les êtres entre eux.

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A l’instar du duo Shannon-Chastain de Take Shelter, qu’il s’agisse du couple Sarah-Paul ou Kim-Will, une cohésion, une solidarité exclut tout signe de rupture comme si le doute même consolidait la structure du couple. Seul le comportement de Travis (bouleversant Kelvin Harrison Jr.), l’adolescent particulièrement ému par la présence de Kim (Riley Keough, aux antipodes de son rôle dans American Honey), comme une petite lueur féminine dans les ténèbres, esquisse les prémices d’un dysfonctionnement. Joel Edgerton toujours aussi bon dans la fusion de la force virile et de la fissure se met dans la peau de ce meneur offrant le masque de l’assurance.

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L’existence est dédiée à cette organisation millimétrée où rien ne doit être laissé au hasard, la moindre faille pouvant être fatale. Leur monde se réduit à ce bois, protection illusoire, comme un délai avant l’inéluctable. Ici, l’autre « vivant » est celui qui risque de porter le mal en lui. L’intrus -ce stéréotype parfait- devient encore une fois l’instrument du chaos. Certes Trey Edward Shults maintient le suspense dans la suspicion, l’éventuelle tromperie ; mais dans un absolu refus du manichéisme il autorise à chaque individu ses motivations, ses mensonges, sa folle envie de vivre et d’aimer, ce qui rend le destin plus désespérant encore. Il laisse les questions en suspens à l’instar de l’origine du virus). Chacun garde, à l’image de ce sombre décor, sa zone d’ombre et de mystère, chacun l’emporte avec lui dans la tombe.

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Après le choc de The Witch de Robert Eggers, cette nouvelle production A24 revient aux sources même du fantastique littéraire, symbolique, envisageant le genre comme un terrain de réflexion. Il existe indéniablement une patte A24. It Comes At night ne se contente pas de partager avec The Witch les proximités de son décor -les abords d’un bois frontière où la grandeur des arbres protecteurs finit par avoir l’allure d’une toile d’araignée-, mais aussi cette observation d’une cellule familiale dans son (dys)fonctionnement où l’univers se réduit à leur espace vital. Le cinéaste impose une forme à la fois épurée et stylisée, hypnotique et anxiogène. La caméra erre dans les couloirs de cette maison hantée par le vide. Tout comme dans le film de Robert Eggers, les couleurs s’évanouissent. La photo prend les teintes des boiseries des murs, splendeur de la pénombre et de la question, qui fait glisser du réalisme au cauchemar. Le travail de Drew Daniels tout en suggestion laisse deviner la part d’ombre du décor et des personnages. Chacun avance dans les couloirs, comme précédé de sa propre peur. Pour l’accompagner, la partition tourmentée de Brian McOmber s’offre en miroir des thèmes charriés par le film. Elle est sombre, funèbre comme un requiem, avec son grondement entêtant et ses bruits sourds angoissants. Cette composition exigeante et abstraite, rappelant les expérimentations sonores de Takemitsu, génère une tension aux antipodes du jump scare fonctionnel. Le fusionnement hypnotique des sons électroniques et cordes inquiètes accentue l’atmosphère tragique.

Plein de douleur It Comes At night nous renvoie aux hantises contemporaines les plus métaphysiques, celle de la perte, de l’anéantissement : l’aveu de notre impuissance.

Le CD de la musique du film est édité par les éditions Milan

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

4 comments

  1. Jac d.

    Ca y est, j’ai vu et entendu ! « Fucking brilliant » comme disent nos voisins du brexit ! A l’os, la réalisation, pas un poil de gras, tout juste si la musique (je n’aurais pas, à son écoute, songé à Toru Takemitsu même si je pense voir ce que vous vouliez dire en évoquant celle du placide japonais cinéphile et cinéphage, à savoir une musique quelque peu « organique » quoique ce terme soit un peu – carrément – con je vous l’accorde) est un peu trop mixée en avant, « bouffant » quelques scènes. Mais, bon, ce film reste « fucking brilliant » !
    C’est le 2° film que je visionne, en moins d’une quinzaine, ayant opté pour l’espace du huis clos (la forêt de « it comes at night » n’étant pas vraiment un open space mais le prolongement de la maison, la pièce en plus et qui, non calfeutrée, n’est ni plus ni moins sécurisée que celles constitutives de la baraque !), l’autre étant le « free fire » de Ben Wheatley (oh, bon sang, son « kill list », parfait déjà), nettement plus « pop » (je songeai même à revoir du coup le « ne nous fâchons pas » de Lautner avec ses minets défouraillant à tout va… mais, bon, peut être est-ce là gesticulation dispensable ?!), nettement plus exercice de style… mais ainsi réalisé, qui se plaindrait d’avoir à faire à un exercice ?
    Pas moi… et puis, bon sang, le style, c’est pas rien, quand tant en sont dépourvus !

  2. Jac. D.

    Comme dans « la femme des sables »… Bon, « à la Takemitsu » + Joel Edgerton, voilà deux bonnes raisons, tout à coup, d’aller faire un tour voir ce film, merci du tuyau !

  3. Olivier ROSSIGNOT
    Author

    Évidemment, la tension du film n’incite pas forcément à prêter attention à la musique. Mais écoutée indépendamment, elle m’a en effet rappeler le travail que Takemitsu avait fait sur Kwaidan par exemple. Donc pas ses oeuvres les plus symphoniques (donc très différent de « Ran » par exemple), mais celles qui mêlaient la bande son (craquements, bruissements) et la note.

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