Miguel Gomes – les 1001 nuits, L’Enchanté (Volume 3)

Ceux qui attendraient de ce troisième volet des Mille et une nuits, une conclusion en forme de pyrotechnie merveilleuse, en seront un peu pour leurs frais. « L’Enchanté » est encore plus ouvert, imprévisible, et prosaïque, que ses prédécesseurs. Mais à bien y regarder, son enchantement, déplacé de l’imaginaire vers la réalité documentaire, est sûrement le plus beau finale qui soit. Amer, ivre, et gracieux, comme peut l’être le chant des pinsons dans les bidonvilles portugais…

Après « L’Inquiet » et « Le Désolé« , c’est au tour de « L’Enchanté », le troisième et dernier volume des Mille et une nuits, qui vient clore ce tricycle de contes, cascade ouverte de récits emboîtés, versatiles et fantaisistes. Dès le premier volet, un ensemble de voix discordantes ouvrait, dans la tourmente et l’agitation des manifestations navales, le florilège des histoires. Ces témoignages de travailleurs, Off, puis In (les Magnifiques), prenaient à rebours les spectateurs, en mettant en déroute le désir d’exotisme et d’imaginaire. La propre faillite du réalisateur – il fuyait le plateau du tournage poursuivi par son équipe – semblait cautionner (par la drôlerie) ces prises de parole sauvages, comme la perche d’un micro resté ouvert dans la débandade. La place vacante du locuteur (et metteur en scène) ouvrait le champ à une foule de récits possibles. Ceux de Shéhérazade, la conteuse des Mille et une nuits, que l’on apercevait au volant de son hors-bord imaginaire, et ceux des « personnages » réels – ouvriers, exterminateur de guêpes, chômeurs… On finissait par entendre, par delà le conflit apparent de ces voix juxtaposées, que celles-ci n’en formaient en réalité qu’une seule : celle, passablement désenchantée, d’un pays exsangue.

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Dans « L’Enchanté », Shéhérazade, muse sensuelle du Portugal, réinvestit le devant de la scène, avec plein d’enchantements dans son sillage (des génies du vent ridicules ; une cohorte bohème ; de beaux prétendants diversement dotés). Nous en sommes à la 514eme nuit de ses récits nocturnes, comme indiqué dans le sommaire de l’épisode, et sa lassitude devient palpable. Shéhérazade, qui sait sa fin proche, aura le temps d’une dernière dérobade – un tour de Grande Roue en compagnie de son père, le Grand Vizir. Au pied du manège, un garde enturbanné qui a les traits du réalisateur, les attend, l’air menaçant, la cigarette au bec. Ce retour en forme (directement figurée) de cycle, boucle à sa manière (très ouverte) la ronde des trois films. Il en va de même pour le ton de ce troisième épisode, à la fois enchanté et mélancolique, aussi inquiet et désolé que les deux volumes antérieurs. Mais sa présence à peine établie, Shéhérazade s’échappe une nouvelle fois, à mi-épisode. Elle cède la place à un grand pan de réalité, qui prolonge et éparpille son chant jusqu’à l’exténuation. Il s’agit de la compétition des pinsonneurs, qui se déploie plus longuement après ce premier éventail de micro-récits, en suivant le procédé adopté dans les deux premiers volumes.

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Comme souvent chez Miguel Gomes, l’ironie joue dans le contrepied du titre, décalé et à double sens, et dans le contenu de l’épisode tout entier. « L’Enchanté » est donc, contre toute attente, l’un des volets les plus ouvertement documentaires de la « série » avec le premier volume. D’où une impression à nouveau renforcée, de construction camouflée sous un tout-venant narratif, et de symétrie subtile dans la dissymétrie. Il est aussi, avec « L’Inquiet », celui dont la structure est la plus déconcertante, et peut-être, la plus audacieuse. Il s’incline quasiment sous le poids, de réalité et d’enchantement prosaïque, de son épisode central : « Le chant enivrant des pinsons ». Cela, plus le procédé récurrent des cartons-texte, pourra agacer plus d’un spectateur. La mention « Et le jour venant à paraître, Shéhérazade se tait » s’affiche pour scander la séquence de l’épisode cours. Le texte se surimprime aux images pour rappeler que c’est Shéhérazade qui continue son récit, nuit après nuit, et gagne ainsi, à chaque fois, un nouveau sursis. Mais l’artifice à force d’être répété suggère l’usure grandissante de la narratrice. Ce laisser-aller en forme de longue dérive documentaire, et ces marques d’énonciation très insistantes, loin d’être gratuits, participent toujours de la logique poétique du film, de sa musicalité alanguie et mélancolique, comme de son architecture pointilliste. La conteuse Shéhérazade (et avec elle, l’ensemble des personnages) s’évapore littéralement vers la fin du récit. Elle finit par se dissoudre, présence et parole, dans la volatilité générale, prises dans quelques rets ou bien envolée ; vidée par un chant trop longtemps poussé.

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L’épisode « Le chant enivrant des pinsons » débute une quarantaine de minutes après le début du film. Il montre (autant qu’il raconte) ce petit chant de survivance auquel s’adonne, avec beaucoup de patience et d’art, la communauté d’hommes des quartiers pauvres lisboètes. On y retrouve Chico Chapas qui interprétait Simão le renégat des campagnes portugaises dans « Le Désolé », mais cette fois-ci, Chico est lui-même : un oiseleur et vendeur de pinsons réputé, mais aussi un « maître » de chant. Il est l’un des multiples « pinsonneurs » dont on découvre la passion en détail au quotidien. La capture des pinsons, le nettoyage méticuleux de leurs cages ; l’occultation de celles-ci avec un linge propre qui sert à les transporter ; les techniques utilisées pour stimuler les petits passereaux et provoquer leurs trilles à volonté… Alors que certains pinsonneurs domestiquent patiemment l’oiseau, jusqu’à le « retourner » vers eux, d’autres recourent à des méthodes moins artisanales : des enregistrements sur CD ou des imitations synthétiques, diffusés à satiété, pour abuser l’animal et lui faire pousser son chant.

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Avec la préparation et le concours de chant des pinsons, c’est tout un rituel qui se révèle, dans sa dimension humaine et initiatique : une tradition familiale, parfois transmise de père en fils ; ou bien un partage de connaissances entre pairs, d’un vétéran expérimenté comme Chico vers un autre encore en formation. La compétition en elle-même, menée dans un cadre dérisoire – au milieu d’un terrain vague sous un abri de fortune – constitue l’acmé dramatique du film. Exposer son pinson, en faire un champion, c’est risquer de le perdre en le fatiguant par un effort démesuré, mais également de se perdre soi, pinsonneur, en dilapidant dans une mise tous les efforts entrepris jusque-là. Cet enchanté-là vaut à lui seul Une et Mille fables : une morale de survie qu’aucun imaginaire ne saurait atteindre avec autant de puissance. La vie n’y tient plus qu’à un fil : d’exigence, d’art, de folie, de noblesse, de sublime ou de dérision. Après cela – ce relai plus que vrai, dans lequel se joue peut-être l’ultime nuit de Shéhérazade –, Gomes n’a plus qu’à quitter son film sur la pointe des pieds, par une énième dérive champêtre, un fondu dans le paysage presque déceptif, car forcément incomplet. Ce sera le dernier pas de côté d’un réalisateur, qui s’excuse pour une nouvelle fois devant la réalité : accablante, enchantée, décidément trop grandiose pour lui.

« Les Mille et Une Nuits » de Miguel Gomes

Volume 3 : L’Enchanté

sortie le 26 août 2015

2h05 – DCP – scope 2.40 – 16 et 35 mm – couleur – 5.1

Portugal, France, Allemagne, Suisse – 2015

avec Crista Alfaiate, Américo Silva, Carloto Cotta, Jing Jing Guo, Chico Chapas, Quitério, Bernardo Alves

crédits photos : Bruno Duarte, Vasco Costa, Carlos Morganha

conception et graphisme : barbara says… , Maureen Fazendeiro

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A propos de William LURSON

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