Depuis sa présentation remarquée à la Semaine de la Critique de Cannes en Mai 2016, Grave enchaine avec appétit les festivals du monde entier : Tiff, Sitges, Sundance, Gerardmer,… Plusieurs prix à la clé, enthousiasme quasi unanime et en prime des réactions de malaises relayées sur le web amplifiant la rumeur d’une oeuvre choc. Pour faire simple, difficile de retrouver la trace d’un premier long-métrage Français étiqueté cinéma de genre, ayant autant suscité l’engouement en sa faveur, et ce plusieurs mois en amont de sa sortie. Néanmoins le ranger dans une case serait réducteur : à l’instar de son titre polysémique, il s’agit davantage qu’un pur film de genre, d’un hybride où se croisent teen movie, drame intimiste et body horror. Julia Ducournau a fait le pari de joindre deux extrêmes : le registre répandu du récit initiatique se confronte à la très marginalisée et peu prisée fiction cannibale, dynamitant par conséquent un terrain balisé tout en nourrissant un dessein cathartique. Mais avant d’aller plus loin, reprenons les choses où elles démarrent : Justine, une adolescente surdouée de 16 ans issue d’une famille végétarienne et vétérinaire intègre l’école véto où Alexia, sa sœur aînée est également élève. À peine arrivée, le bizutage commence, non sans violence, elle est forcée à manger de la viande crue pour la première fois de sa vie. Les conséquences sont immédiates et Justine confrontée à sa vraie nature…

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Copyright Wild Bunch Distribution 2017

C’est d’abord d’horreur quotidienne qu’il est question.
La réalisatrice situe son histoire dans un cadre aussi concret qu’ordinaire, met en place une progression étape par étape avec des péripéties sommes toutes assez classiques : séparation avec les parents, découverte de l’internat, premiers bizutages, premiers cours,… La réalité est immédiatement déformée par une mise en scène organique, déviant la portée des situations en amenant à les ressentir viscéralement, creusant ainsi un fossé entre ce qui semble la norme et celle de l’héroïne. Le climat anxiogène résulte directement de cette dichotomie. Justine, petite dernière de sa famille, choyée, protégée par ses parents, n’a jamais dérogé aux règles qu’on lui a inculquées, a toujours été dans les têtes de classe, suscite tous les espoirs de la famille… Elle paraît lancée prématurément dans ce qui ressemble à une jungle, sans autre repère que sa sœur, laquelle fait office de mentor par défaut, et de révélateur dans ce nouvel environnement. Un univers sans pitié où la standardisation triomphe, la différence quelle qu’elle soit – physique, intellectuelle,…- n’a pas sa place, chacun reste dans la case qu’on lui a attribué tant qu’il n’accepte pas de suivre les consignes fixées pour s’intégrer et se fondre ainsi dans la masse. Ce contraste brutal se manifeste autant au moyen d’allusions dans le dialogue que par des choix visuels marqués. Exemple éloquent lors de la première séquence de soirée suivant les premiers bizutages – ces conventions archaïques jugées acceptables par certains, apparaissent ici tout simplement effrayantes – où un plan-séquence cadrant au plus près le visage de l’héroïne révèle à la fois l’inconfort d’une situation vécue comme un enfer quant à l’inverse l’arrière-plan suggère une débauche festive et euphorique. À travers la métaphore se tisse une oeuvre sur la difficulté à s’extraire de l’emprise du groupe et la douleur de la différence, qui annihile sans fioritures toute idée d’un quelconque déterminisme et ce quel qu’il soit. Si quelques pointes d’humour habilement glissées viennent légèrement l’atténuer, et permettent de relâcher brièvement une tension qui monte en crescendo, la première grande violence qui ressort est sociale. La seconde qui émerge ensuite, autrement plus explicite, peut se lire telle la réaction directe à ce contexte mais pas seulement. L’une et l’autre épousent surtout une vision de l’adolescence soumise à diverses épreuves interagissant entre elles, alimentant une autre préoccupation centrale : le corps en pleine mutation.

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Justine, obligée de passer outre les valeurs qu’on lui a enseignées, tente tant bien que mal de compenser, de profiter des libertés inédites qui s’offre à elle. Commence alors une phase d’expérimentations abrégée brusquement par la naissance de pulsions cannibales. Cette nouvelle donnée décuple les angoisses premières, mais ouvre une autre voie, sinueuse certes, vers une lente affirmation de soi, une prise de conscience du monde qui l’entoure et en définitive la genèse d’un sens moral. Les instincts anthropophages quasi irrépressibles agissent ainsi comme le révélateur d’une émancipation accélérée et d’un passage brutal à l’âge adulte. La découverte du corps et de la sexualité, problématiques inhérentes à la période dépeinte, sont la base d’une obsession charnelle palpable poussée dans ses retranchements par l’incursion dans le genre. Le désir sexuel et le désir de chair fraiche se mélangent, se confondent, le corps devient un territoire qu’il convient de s’approprier, qui se marque dans la douleur. La réalisatrice ne change pas son approche pour observer cette bascule, intensifiant les notions d’immersion et d’identification au protagoniste à mesure que le récit « dégénère ». Le sentiment de jouissance libératrice face à la rébellion progressive est rattrapé par la monstruosité qui s’exprime. L’effroi qui découle des actes commis tient autant à la terreur visible sur le visage de l’héroïne découvrant impuissante son moi profond qu’à leur nature évidemment horrifiante. Cette façon de brouiller les pistes outre l’originalité qu’elle confère au film, achève de l’emmener sur le chemin de la fable torturée. Par-dessus tout, elle oriente l’implication émotionnelle vers un inconfort excitant, visant à tordre les a priori tout en étoffant des questionnements existentiels sous-jacents.

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Ruben Impens – chef-opérateur des trois longs-métrages de Felix Van Groeningen – , lie de manière imperceptible une imagerie éminemment réaliste et crue à des digressions oniriques qui tiennent de la sidération graphique pure, en les inscrivant comme un prolongement logique. La répulsion innée qui pourrait guetter certaines images se transforme en une fascination, quelque part encore plus inconfortable. C’est là l’illustration même du projet de cinéma porté par Julia Ducournau, multiplier les supposées contradictions – esthétiques, genres, thématiques, émotions… – sur tous les fronts et les muter entre elles sans que cela ne rogne sur la cohérence du résultat mais pour au contraire la densifier. Un mot enfin sur la comédienne principale Garance Marillier – alter ego de la réalisatrice devant la caméra – : sa silhouette frêle et son apparence innocente rendent encore plus spectaculaire sa métamorphose, mais surtout sa justesse de jeu couplée à la sensation d’abandon total stupéfie littéralement. Révélation instantanée, son interprétation hallucinée donne au film la chair humaine nécessaire à sa pleine incarnation.
Inclassable, sauvage, vénéneux, … Grave nous avale de bout en bout. Une réussite foudroyante qui détonne dans le paysage Français et installe à la marge une auteure à suivre de très près.

 

 

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