La voix de l’enfant est douce, si douce pour nous emmener dans son monde intérieur. Et le visage pâle, troublant de ressemblance avec La Jeune Fille à l’aiguille de Vermeer. Dès le premier plan, du haut de ses treize ans, Eini irradie, vibre, nous happe avec une vérité et une sensibilité si troublantes qu’il est difficile de croire que cette pure apparition va incarner un inoubliable personnage de rébellion. Il était une fois, au fond des forêts suédoises, une jeune fille seule avec son père. Qui la battait.

Double révélation.

Derrière son titre sautillant et son apparence de conte hypnotique, Granny’s dancing on the Table s’affirme sans conteste comme une double révélation, celle d’une réalisatrice déjà remarquée par son précédent film, Nasty Old People et celle de Blanca Engström qui interprète Eini. Œuvre virtuose autour de l’adolescence et de la maltraitance, le film se joue effrontément des écueils, des clichés et de tous les a priori du genre avec une créativité, une esthétique, une profondeur d’analyse débridées. Loin des effets de mise en scène et des gros plans en forme de coups de poing, sans un gramme de dolorisme, il ne désigne ni bourreau ni monstre, mais déroule l’enchaînement du malheur qui, sur plusieurs générations, va pétrir la douleur, faire lever la violence, et lier intimement l’amour filial et les coups, la peur de la sexualité et son pendant de psychorigidité, la phobie de l’abandon et la relation sous emprise. Un double traitement en prises de vue réelles et séquences d’animation, une temporalité croisée entre présent et passé, une unité de lieu définie par la maison au fond des bois vont mettre en résonance les violences multiples d’Eini avec les secrets et les traumas de sa famille. Sans illustration ni volonté pédagogique, juste en faisant s’entrechoquer des histoires qui vont se faire écho pour délivrer leur vérité. Une vérité qui délivre.

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Résilience.

Le fil qui relie toutes les scènes du film, qui tire les ficelles de la répétition du malheur, et qui va tisser la farouche résilience d’Eini est un trésor de famille, les lettres échangées durant toute leur vie par ses aïeules et qui lui transmettent le message de sa grand-mère dansant sur les tables de salons plus ou moins coquins : il existe des échappatoires autres que la folie ou la mort, et même les plus grands arbres tombent un jour. Alors Eini résiste et courbe l’échine, Eini se constitue des cachettes, Eini s’invente une survie. Eini attend juste le moment. Il viendra, à la faveur d’une terre qui gronde, d’une colère qui ne pourra plus se masquer derrière des yeux baissés, mais au contraire soutiendra dangereusement le regard du père. Il explosera lorsque soudain le réel et l’imaginaire se heurteront au risque de la psychose. Sans le prétendre, Granny’s dancing on the Table s’avère ainsi un grand film de résilience et de psychogénéalogie, osant aboutir à une libération pour peu que la voie qui y mène soit celle du savoir qui éclaire et non du jugement qui obscurcit.

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Narrations de la sidération.

Entre réel et imaginaire, il existe tout un éventail de représentations que déploie Granny’s dancing on the Table. Tout comme l’inconscient possède le pouvoir d’éclipser une réalité trop tranchante, le film distille le pouvoir sidérant des contes et des légendes au fil d’une bande son tout en suspensions, répand un sentiment d’irréalité qui fait que les coups du père ne nous rattrapent qu’après-coup, dans tous les sens du terme. Alentour, les arbres majestueux établissent leur cordon de présence bruissante comme le ferait un peuple de voisins silencieux, comme le fait la Suède envers ses violences domestiques. Silhouette féerique qui semble s’en être échappée, visage lunaire sur corps de roseau, dénué de toute émotion apparente qui pourrait la mettre en danger, le personnage extrêmement attachant d’Eini possède la grâce et la fragilité picturales de celles qui s’autorisent à peine à exister ; elle nous happe pourtant dans son intimité comme La Jeune Fille à la Perle le fait en un instant avec son regard. Eini est un elfe, un souffle, un miroir traversé par les identités des femmes de sa lignée où nous nous engouffrons pour vibrer à son monde sensoriel, fantasmatique, imaginaire. L’elfe Eini entre en haute harmonie avec la puissante nature qui l’entoure, l’abrite, lui communique sa force immémoriale. L’elfe Eini entre aussi en collision avec les poings du père, s’affaisse comme une marionnette et cela redevient une réalité brute, mais sourdement contaminée par l’art de la mise à distance des cadrages, du montage, de la bande son qui, chacun, participent à la narration.

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©Tamasa

Filmer ce qui rôde.

Cet art de la mise à distance, les marionnettes rudimentaires et bouleversantes des scènes d’animation l’utilisent à leur tour pour désigner les hontes et les violences tragiques de la lignée familiale. Marionnette que devient lui-même le père, pantin prisonnier et parfois désespéré des répétitions névrotiques, faisant rôder sa folie glaçante comme une menace permanente. S’il ne s’agit pas ici d’inceste, « Derrière les apparences, il y a la menace d’une sorte de violence sexuelle » explique Hanna Sköld, « je pense que le père est effrayé par sa propre sexualité et par le fait que quelque chose pourrait arriver. » Filmer ce qui rôde comme ce qui cogne, maîtriser subtilement tant de niveaux de narration et de représentation : les signatures de cette œuvre qui nous rappelle à quel point, parfois, le cinéma est un art et que cet art peut être grand.

Réalisé et écrit par Hanna Sköld – Avec Blanca Engström, Lennart Jahkel – Animation Daniel Svensson & Hanna Sköld – Image Ita Zbroniec-Zajt – Montage Patrik Forsell – Musique Giorgio Giampa – Son Kristoffer Salting & Thomas Jæger – Producteur Hélène Granqvist – Suède 2015 – Couleur 85 mn.

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