Abel Ferrara – « Pasolini »

Chronique d’une mort annoncée

Après le « malentendu » Welcome to New York – film dont le sujet, voire le cynisme, avait glacé une bonne partie des spectateurs et effrayé les distributeurs – Abel Ferrara revient avec une œuvre posée, réfléchie et profondément respectueuse. Le réalisateur américain n’a jamais occulté son immense admiration pour Pasolini : ce film est l’hommage du cinéaste à un de ses grands inspirateurs, au même rang que Fassbinder ou Cassavetes. Pour cela, il revient à l’un de ses acteurs emblématiques, Willem Dafoe (New Rose Hotel, 4h44, Dernier jour sur terre). Dans le rôle de Pasolini, Dafoe est magistral, malgré les pirouettes linguistiques imposées par le casting international. Dafoe porte, tout le long du film, à la fois le maintien tragique et la présence animale de l’intellectuel italien. Dafoe n’imite pas Pasolini, mais se laisse hanter par les gestes et les expressions de son modèle. Il incarne Pasolini de manière dérangeante, élégante, simple et – surtout – efficace.

« La mort accomplit un fulgurant montage de notre vie », écrivait Pier Paolo Pasolini dans L’Expérience hérétique. Que dire du film qui raconte les dernières heures de sa vie ? A la fin, en effet, Pasolini est assassiné. L’homme dont on raconte la mort est le polémiste et réalisateur qui par sa vie et ses œuvres, scandalisa la société de son époque. Son assassinat est souvent considéré comme le dernier jour d’une histoire italienne contemporaine, sorte d’arrêt de mort de ce pays qui depuis le milieu des années 1970 n’a cessé de sombrer dans le chaos et la corruption.

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Willem Dafoe

Le film regorge de détails qui soulignent la très grande justesse biographique du projet. Cela vient de la volonté, partagée par Abel Ferrara et Maurizio Braucci, scénariste principal, de rester au plus près, sans interpréter, des faits révélés par l’enquête autour de l’assassinat de Pasolini, le 2 novembre 1975. Braucci est un scénariste reconnu dans le cinéma italien, collaborateur de Roberto Saviano et spécialiste de polars (Gomorra, Tatanka…).

Nous voici à Rome, ville que Pasolini a aimée et arpentée plus qu’aucune autre au monde. Bénéficiant d’un budget modeste, le film se passe pour une grande partie en intérieurs, ce qui accentue la maîtrise du détail : le décor est fait de tableaux des peintres qu’il a aimés et défendus comme Morandi ou De Pisis ; ou alors on y trouve, dans un plan, l’un de ses célèbres autoportraits. Les dialogues respectent eux aussi cette véracité par la présence explosive de Laura Betti (jouée par Maria de Medeiros), l’ « épouse non-charnelle » et amie de Pasolini ; la présence angélique de la mère bien-aimée et cajolée (majestueuse Adriana Asti). On retrouve la transcription des derniers dialogues grâce à la figure des journalistes qui l’ont interviewé avant sa mort. Chaque séquence permet d’évoquer une arborescence de faits que les connaisseurs sauront bien sûr retrouver – mais Pasolini va au-delà du film à clefs.

On trouve, enfin, les ragazzi¸ part nocturne et ouvertement revendiquée des plaisirs de Pasolini. Les rencontres interlopes sont l’occasion pour Ferrara de mettre en scène « la violence archaïque, sombre, vitale » de ces jeunes Romains dont Pasolini avait chanté la beauté dès le milieu des années 1950.

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 Images de l’inachèvement

 Les événements de ce début du mois de novembre : Pasolini rentre de Stockholm où il a tenté de défendre, auprès du comité Nobel, la place de Sandro Penna comme poète majeur du XXe siècle. Le prix sera finalement attribué à Eugenio Montale, l’immense poète génois.

Au-delà de la justesse des références, ce qui fait la grande richesse de ce film est l’attention portée aux projets que Pasolini avait en cours au moment de sa mort. Il y a, bien sûr, le montage du très polémique film Salò ou les 120 journées de Sodome, que Pasolini ne verra pas achevé. D’après certains, la référence croisée au bastion fasciste de la république de Salò et l’œuvre de DAF Sade ont signifié la condamnation de l’artiste. Ferrara va plus loin, donnant une place importante au projet, moins connu mais infiniment plus polémique, de Pétrole. Pétrole était pour Pasolini une somme, son magnum opus. Il y dénonce, dans un récit à plusieurs voix et strates, la corruption dans le monde de l’industrie pétrolière italienne et dans le milieu immobilier romain. Pétrole, œuvre monumentale et inachevée (il reste environ 600 pages sur les 2000 escomptées), est aussi le témoignage halluciné d’une époque violente, regroupant un double récit d’initiation avec d’autres types de narration, ainsi que des articles publiés dans la presse généraliste, comme le célèbre pamphlet paru dans Il Corriere della sera en novembre 74, où Pasolini dénonçait les auteurs des attentats de Milan et Bologne, attentats qui ont fait basculer l’opinion publique italienne.

Une belle part donc est laissée aux délires des projets de Pasolini ; comme souvent chez Ferrara, divers supports ou types d’images s’entrelacent pour dire un créateur à travers ses œuvres. L’hommage est d’autant plus émouvant que Ninetto Davoli, acteur et collaborateur pasolinien par excellence, ami de toute la vie et grand amour du cinéaste, incarné ici par le fulgurant Ricardo Scamarcio, joue une énième vision angélique rappelant Uccellacci e Uccellini. Ninetto lui-même assiste à cet hommage, lui dont les cheveux blancs ne sauraient masquer le sourire reconnaissable entre tous. Il est le liant le plus fort entre le spectateur et Pasolini, disparu tragiquement comme une luciole de notre siècle.

Sortie en salles le 31 décembre 2014

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Maria de Medeiros

crédits images : Capricci Films

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