A la recherche du plaisir ! Et si cet alléchant programme suggéré par ce Alla ricerca del piacere constituait la mise en abîme parfaite du plaisir que procure le film de Silvo Amadio ? Car Amuck (c’est son autre titre) est en effet, avant tout un pur plaisir pour l’amateur immergé en terrain connu, dès la première séquence. Le spectateur s’enchante, happé par une esthétique et des thèmes si facilement identifiables. Tandis que retentit une mélodie easy listening, la charmante Greta sexy en diable (Barbara Bouchet) arrive en bateau sur la lagune vénitienne, ouvre le vieux portail grinçant d’une belle villa bourgeoise où l’attend Eleanora Stuart (Rosalba Neri), femme du célèbre écrivain Richard Stuart (Farley Granger). Greta vient remplacer Sally la secrétaire de ce créateur hautain et décadent, qui s’est mystérieusement volatilisée. Il n’est pas difficile de deviner que Greta ne vient pas là par hasard : Sally était une amie plus que proche -leur relation était plus qu’amicale- et que soupçonnant Richard, elle s’improvise enquêtrice, prête à braver tous les dangers, quitte à user de ses charmes. Mais Greta entre donc dans l’inconnu, car le quotidien qu’elle intègre est celui d’un couple pervers qui s’adonne à des soirées faites de jeux sexuels et de voyeurisme. Un bourgeois lettré qui organise des orgies, drogue ses douces convives avec l’aide de sa ténébreuse femme, une héroïne faussement ingénue, un pêcheur mal rasé et taiseux qui dégage la testostérone, aussi effrayant qu’excitant. Tel est le climat moite, primitif, délicieusement lascif et symptomatique de la libération sexuelle de l’époque. L’intrigue prétexte à la mise en place de scènes érotiques saute aux yeux, cahier des charges d’un certain cinéma d’exploitation, qui invite le spectateur à se rincer l’œil. Mais la vision d’Amadio dépasse l’opportunisme par sa profonde dérision, pour offrir un bijou de transgression où le spectacle du viol courtise la pulsion de meurtre. Amadio appartient en effet à une génération de cinéastes d’entre-deux périodes : il est né en 1926, soit un an avant Lucio Fulci et cinq ans après Sergio Sollima, quelque part entre Mario Bava et Dario Argento, donc entre le cinéma de quartier qui vit fleurir films d’aventures épiques ou antiques à la Freda et l’âge d’or du giallo et du polizieschi des années 70. Sa carrière, on ne peut plus éclectique, se terminera hélas par une succession de comédies sexy dans l’ère du temps, avec Gloria Guida. Avant Amuck il s’est autant illustré dans le film de guerre (Les Loups dans l’abîme, 1959) que le film d’aventures maritimes  (Les Révoltées de l’Albatros, 1961), le péplum (Thésée et le Minotaure, 1960), ou le western (Pour mille dollars par jour, 1966). Cela explique probablement cette manière très particulière d’aborder le thriller.

Amuck n’est pas un giallo. Passée une disparition non élucidée, nulle ombre de tueur ganté à l’horizon, ni de meurtre graphique, ou bien -comme c’est souvent le cas pour le giallo à « complot »- de belles et riches héritières dont on convoite la fortune. Certes, rétrospectivement certains films ont facilement été taxés de giallos là où ils tenaient plus de l’intrigue agathachristienne, comme l’excellent Étrange Vice de madame Wardh, mais dans Amuck, pas la peine de chercher de mobile, il n’y en a pas. Ce vide pourrait s’avérer frustrant ; il révèle in fine tout le mordant ironique d’un film dont l’intrigue tient souvent plus de la comédie cruelle de mœurs que du pur film d’exploitation.

Tout en subtilité machiavélique, l’écrivain laisse par l’empreinte de sa voix sur un magnétophone, les lignes de son roman que l’héroïne doit taper, comme autant de preuves éventuelles -ou d’inductions en erreur- sur le meurtre possible de Sally. Amadio jubile à brouiller les pistes en confondant fiction et réalité, mettant bien entendu en scène les séquences du troublant roman en gestation. La fiction semble se nourrir de la réalité, à moins que ce ne soit la réalité qui devienne mimétique. Les indices apportés par le scénario ne sont que fausses pistes, chausse-trappes, aboutissant à la conclusion qu’aucune n’est définitive. D’ailleurs, dans ce film intégralement construit autour du doute, du simulacre et des mirages, la plus belle imposture ne demeure-t-elle pas celle de ce piètre Casanova, s’emportant sur l’immortalité de l’artiste et le concept nietzschéen du surhomme ? Il se révèle à l’arrivée un marquis sadien de pacotille, falot, sans plan précis. Farley Granger est décidément champion pour incarner les ratés, qu’ils soient écrivains, assassins (souvenons-nous de La Corde) ou les deux. Amadio, désamorce avec plaisir la suprématie du Mal et du mâle.

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Amuck est une perle de démystification. Contrairement à bon nombre de giallos, le twist final -superbe pirouette- débouche à nouveau sur une question sans réponse.

Il rappelle également combien le genre dont son acception la plus large, n’est jamais aussi hypnotique que dans ses errances sans dialogue, celui où les héroïnes arrivent dans les lieux, pénètrent dans les pièces, explorent des sous-sols secrets peuplés de toiles d’araignées et de meubles abandonnés, qui peuvent se refermer comme des tombes. Telles des danseuses, les héroïnes évoluent dans le décor comme sur une scène. Dans les plus beaux moments, comme ceux d’Inferno par exemple, elles interrogent l’environnement, s’y laissent happer, tournant gracieusement la tête, ouvrant les yeux de tout côté ou plongeant dans les eaux sales. La féminité même du giallo émerge plus de cette perte dans l’espace que de séquences explicitement érotiques. Celle-ci définit une esthétique du cadrage, un sens de la symétrie, et l’intervention de la musique pour soutenir ce ballet. Dans Amuck, Barbara Bouchet incarne à merveille cette figure : cette grâce évoluant dans l’inconnu, la magie naissant de la position du corps, du port de tête, de la précision du geste, de la pose.

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Rarement un avatar du genre ne l’avait illustré dans sa dimension la plus fantasmatique au point que chaque scène est comme un songe, un déraillement de la perception. Amuck est particulièrement érotique mais son goût du flottement, du rêve le conduit vers la divagation. Au cœur des scènes lesbiennes et orgiaques résident la beauté de l’illusion, son inquiétante étrangeté et sa capacité à faire glisser le réel dans les sillons du rêve… le plus érotique soit-il.

La folie, la frénésie définie par l’ « Amuck » (« Amok » en français) s’exerce moins dans le comportement meurtrier tel que le décrit Stefan Zweig que dans un déchaînement sans frein des sens, d’un doute distillé autant par les effets de la drogue, de l’alcool que par la confusion fiction/réel, ou les choix de mise en scène où Amadio cultive cette fantaisie de la désorientation. Tout confine dans Amuck au mirage et à l’hallucination : flash-back lesbiens suspendus au bord de l’évanouissement sous une cascade, autre scène d’amour saphique tout aussi fantasmée portée par un ralenti grisant. L’incroyable musique de Teo Usuelli (fidèle collaborateur de Marco Ferreri) avec ses voix suaves et féeriques contribue à installer cet envoûtant climat de rêve freudien. Aussi la meilleure façon d’apprécier Amuck est sans doute de s’y laisser totalement aller.

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Sorti simultanément chez Le Chat qui fume et l’éditeur allemand Camera Obscura, le blu-ray d’A la recherche du plaisir présente un master à couper le souffle, éclatement des couleurs, copie presque sans un défaut, respect parfait de la texture de l’image d’époque. On est aux anges, prêt à profiter au maximum de ce film injustement méconnu alors qu’il constitue la quintessence du genre.  Les pistes sonores sont quant à elles très claires, qu’il s’agisse de l’italienne ou de l’anglaise (uniquement présente sur le Camera Obscura).  Les bonus sont a peu près les mêmes sur les deux éditions. On écoutera avec une certaine émotion l’entretien avec Rosalba Neri, évoquant avec beaucoup d’affection une période de cinéma libre, racontant certaines anecdotes de tournage. Barbara Bouchet semble elle prendre avec un peu plus de distance sa carrière dans le cinéma de genre, et son intervention se regarde distraitement sans doute à cause de ce manque d’enthousiasme. C’est d’autant plus drôle que si l’on en croit Stefano Amadio fils de Silvio, elle ne semblait pas être la dernière à savourer le moment présent : contrairement à Rosalba Neri, après les scènes érotiques, Barbara Bouchet restait tranquillement allongée offrant sa nudité aux yeux de tous, devant l’équipe fascinée avant que le réalisateur ne vienne lui recouvrir le corps d’un drap.  Friand de petites histoires, Stefano Amadio revient notamment sur la carrière de son père, sur le cinéma de l’époque, le règne d’une censure moins où les juges étaient moins sévères à Turin qu’à Rome. Son intervention est vraiment très intéressante. Le Chat qui fume propose également en bonus exclusif une étude du film par Philippe Chouvel qui revient de manière détaillée sur la carrière d’Amadio, analyse certaines scènes du film ainsi que sa diffusion – VHS censurée, bootleg dvd avant d’arriver enfin à cette édition complète. Puis vient le désormais traditionnel « 3 gialli par »… et c’est Jean-François Rauger qui s’y colle, cette fois.  L’édition Camera Obscura en plus d’un petit livret écrit par Marcel Barion,  un commentaire audio (avec sous-titres anglais dispos) des historiens du cinéma Marcus Stiglegger, Pelle Felsch and Kai Naumann.  Et comme un cadeau ultime, voici sur un cd séparé, la BO intégrale de Teo Usuelli aussi ensorcelante que le film lui-même. En tant que francophiles on aura évidemment tendance à privilégier la version du Chat qui fume, intégralement sous-titrée français.

Une édition probablement définitive pour ce faux giallo au vrai magnétisme à (re)découvrir d’urgence.

Amuck / A la recherche du plaisir/ Alla ricerca del piacere de Silvio Amadio (Italie, 1972) avec Barbara Bouchet, Rosalba Neri, Farley Granger,  Nino Segurini, Dino Mele, Petar Martinovitch, Patrizia Viotti.

Combo blu ray/ DVD / CD édité par Le Chat qui fume et Camera Obscura

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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