Paul Vecchiali – « La Machine » et « C’est la vie ! » (dvd-livres)

parcours des 4 dvd-Livres « Oeuvres Vecchiali » sortis chez La Traverse/Les Éditions de l’Oeil (voir aussi les chroniques des 2 premiers volumes ici)…

La Machine (1977) et Le récit de Rebecca (1963)

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Dans « La Machine », Pierre Lentier (Jean-Christophe Bouvet) est un ouvrier calme, apprécié du voisinage, mais il mène une vie secrète comme Emile dans « L’Étrangleur », motivée cette fois-ci par des pulsions ambigües. Il « aime » les petites filles sans intention véritable de leur nuire ; un amour qui serait, selon ses dires, pleinement partagé. Mais Lentier, contrairement aux arguments poétiques d’Émile, saura expliquer très rationnellement, comment il en est venu, contre toute attente, à tuer la petite Arlette, dans un moment de panique. Il n’aura pas supporté l’image que la fillette lui a brusquement renvoyée quand celle-ci a pris peur : celle d’un interdit social, qui faisait de lui et elle, des criminels en puissance. A travers son geste d’annihilation, irrépressible et en apparence gratuit, c’est la main répressive de la société qui a parlé. Le discours de l’accusé lors de son procès, sorte de plaidoyer « langien » froidement étayé, un aveu de pédophilie décomplexé qui indispose le tribunal, précipite évidemment sa condamnation à la guillotine.

Sans vouloir diminuer la qualité des autres volumes (qui tendent un peu plus à l’album de photos de tournage, agrémentés d’autres documents), le livre de « La Machine » est l’objet éditorial le plus cohérent de la série, qui complète et prolonge réellement la vision du film. Il donne un éclairage sur les intentions et le processus de travail, pas forcément explicite au regard du film seul, tout en évoquant les grandes étapes de l’histoire, avec le plaidoyer ultime de l’accusé, reproduit textuellement en fin de volume. On peut donc sentir, de la note d’intention écrite par Paul Vecchiali (en guise de scénario) jusqu’au texte final, la façon dont s’est « échafaudé » le film, contre la « machine » sociale, et l’engin de mort, sans volonté de discours unique. Il s’agissait d’instruire en retour le procès de la peine de mort, en essayant de dépasser le cas criminel particulier (et son procès équivoque), pour viser l’hypocrisie de ceux qui se disent « contre », mais trouvent toujours une raison valable, pour ne pas abroger la sentence capitale. « La Machine » souligne cette incohérence, et toute la duplicité qu’elle sous-tend. Pour Vecchiali, l’opposition à la peine de mort ne doit souffrir aucune exception. La société doit assumer les conséquences de ce choix, même en pareil cas de « sadisme » (entendre de « pédophilie », terme qui n’existait pas encore comme le rappelle Jean-Christophe Bouvet dans les bonus, du moins le mot usité dans le sens du crime sexuel réprouvé). L’accusé n’est pas excusé par le film, mais sa dimension humaine lui est restituée, par delà le monstre qu’il constitue au regard des médias qui l’ont « fabriqué », et surtout de la société, qui ne veut pas voir à travers lui ses propres interdits. On n’en fait plus un épouvantail, bien commode pour ne pas regarder le problème en face : la loi punitive du tribunal populaire, qui ne répond qu’à des mouvements d’opinion, et s’arroge le droit de vie ou de mort sur les pairs. L’inhumanité du geste répressif, trouve son alibi dans le monstre et dans cette altérité criminelle qui le dissocie de l’humanité.

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Jean-Christophe Bouvet dans « La Machine »

Bien-sûr, ce discours raisonné contre la peine de mort (qui restera en vigueur jusqu’en 1981), pris dans un contexte aussi polémique (qui s’inspirait de deux affaires pédophiles contemporaines), n’était pas la position la plus commode à soutenir, même dans un récit ouvertement fictionnel. L’actualité des dernières années, des pédophiles doublés de tueurs en série, rend ce problème d’autant plus délicat dans l’après coup. Il suffit d’un crime semblable, pour que chacun crie à l’injustice, et en appelle à nouveau à laver le crime par le crime, sans la moindre hésitation. « La Machine » est aussi la mise en accusation des médias, premier engin de mort symbolique, qui catalysent la violence populaire, et les vieilles logiques de lynchage, en guise de défouloir et d’exorcisme social.
Par delà le propos, la force de Vecchiali a été d’inventer pour ce film une forme (un collage d’extraits médiatiques recréés : télévision, journal, presse à sensation… comme autant de « coupures » imagées du corps de Lentier, devenu « chose » publique) et un dispositif semi-dialogué, au sein duquel certains acteurs devaient composer en partie leur rôle, en écrivant leur propre texte, ou en l’improvisant en situation, sans connaître celui des autres. Il leur fallait puiser dans leurs ressources (certains étaient d’authentiques psychiatres), leur individualité et leurs propres idées, aussi spontanément que des interviewés lambda qui passeraient à la télévision. Cette pluralité d’opinions, parfois contradictoires, produit un sentiment de véracité et d’objectivité à l’écran, même quand le trait (la meute de l’opinion et des médias) semble sensiblement grossi (mais l’est-il vraiment ?).
La qualité de l’image pour « La Machine », de source probablement vidéo ou 16mm, reste assez médiocre (photographie voilée, peu contrastée et petites altérations) mais la grande rareté du film, ajoutée aux nombreux compléments d’accompagnements, livre compris, compense largement cette limite.

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Marika Green et Jean-Paul Cisife dans « Le récit de Rebecca »

En complément du film, on trouvera une rareté : l’un des premiers courts métrages de Paul Vecchiali, « Le récit de Rebecca », réalisé en 1963 pour le service Recherche de l’ORTF, en collaboration avec Francis Bayle (musicien du GRM) et Piotr Kamler (réalisateur de cinéma d’animation). Le film est la première adaptation au cinéma du « Manuscrit trouvé à Saragosse », le roman de Jan Potocki (écrivain polonais francophone), qui venait d’être édité pour la première fois en France, en 1958, par Roger Caillois, dans une version partielle. Réalisé avant le chef d’œuvre de Wojciech Has, et forcément plus modeste (il n’en concentre qu’un extrait), le film de Vecchiali est une intéressante curiosité, car c’est l’un des cas, assez exceptionnel dans le parcours du cinéaste, de récit totalement situé dans le « merveilleux ». Interprété par des acteurs de théâtre et des danseurs, soutenu par les fantasmagories graphiques de Piotr Kamler, et accompagné par les musiques de Luigi Boccherini et François Bayle, « le Recit de Rebecca » est avant tout une chorégraphie très stylisée, un ballet bigarré qui se rapproche des contes en technicolor, et des fantaisies de Powell et Pressburger, réalisées durant les décennies précédentes. C’est un exercice de style, où le réalisateur expérimente de nombreux trucages et effets plastiques, et aussi une tentative de s’affronter aux modèles. Il y manque encore un sens de la dramaturgie plus personnel, et cette écriture dialoguée, souvent musicale, et un peu chantante, qui fait la singularité du réalisateur. Le récit est sensiblement distancié par la narration en voix off de l’héroïne, qui accuse cette dimension livresque et visionnaire. L’hiératisme des attitudes, les séquences parfois composées de photogrammes en bichromie (une nouvelle réminiscence du roman-photo, utilisé à la même époque par Chris Marker dans « La Jetée »), et cette voix de la narratrice assez neutre, vont dans le même sens : celui d’une histoire hors du temps, qui semble s’animer durant la « lecture », dans le jeu dissocié des voix et des images, en oscillant entre la pose, par « tableaux », et le mouvement du ballet dansé. Mais c’est un document très précieux, car Vecchiali n’aura de cesse de revenir par la suite à une forme d’onirisme (« Les Ruses du diable »), et d’artifice artistique avoué, même s’il saura désormais en user de façon subtile et équivoque, en les incorporant dans un contexte réaliste…

C’est la Vie ! (1981) et La Terre aux vivants (1994) 

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« C’est la vie ! » : Chantal Delsaux, la Ginette/Solange, avatar à deux faces des femmes doubles,

et parfois dédoublées (Les ruses du diable, Femmes Femmes…), des films de Vecchiali

En comparaison avec « La Machine », en termes strictement photographiques, « C’est la vie », tourné entièrement en extérieur, a une image infiniment précise et lumineuse, presqu’extraordinaire dans sa définition. C’est l’une des très belles réalisations du chef opérateur George Strouvé, servie ici par un matériel d’origine, utilisé pour le transfert DVD, certainement très bien conservé. « C’est la Vie ! » narre les vicissitudes d’une nouvelle Ginette, une jeune femme assez ordinaire (Chantal Delsaux), qui est quittée par Richard, son mari (Jean-François Bouvet), et se retrouve seule, flanquée de ses deux enfants. Sa vie est mise en spectacle dans un appartement témoin, aux pieds d’une grande banlieue dans un terrain vague encore vert et vallonné, avec des barres d’immeuble en arrière-fond. Scrutée de tous bords, par la radio, la concierge, ou les riverains, elle tente de s’émanciper d’un cadre qui voudrait l’aplatir, tel les contours et fenêtres de son appartement irréel, découpé dans des aplats de gouache, comme une image sans relief : un stéréotype de la vocation maternelle, sacrificielle, ou du rôle docile d’amante et d’épouse. Tout le film ne sera qu’une suite d’essais, de la part de ce personnage, lointain avatar de la Ginette des « Ruses du diable », pour échapper au cadre conformiste d’un ordre social, doublement mis en scène par la caméra, et par ce décor, mi-théâtral, mi-naturel, dans cette scène composée de plain pieds. Il s’agit à nouveau d’un grand rôle de femme, entière, combattive, écrit par Vecchiali. Le film est composé de scénettes filmées en plans-séquences, de quatre minutes chacune, correspondant à la taille de magasin utilisée (120 mètres), qui sont mises bout à bout dans l’ordre narratif, quasiment sans montage. Il peut être lu comme une réponse à la réalisation éprouvante de « Corps à Cœur », qui s’était étalée sur 9 mois, avec de nombreuses interruptions de tournage. Mais en réalité, Vecchiali a tourné ce film pour se tirer du blocage rencontré, en cours d’écriture, sur « En Haut des Marches » (initialement prévu comme le successeur de « Corps à Cœur »). « C’est la Vie ! » sera tourné en trois jours, avec pour contrainte la prise unique. Il tire son caractère énigmatique de son aspect très concerté, préparé en amont du tournage, et de cette impression d’enchaînement selon un automatisme un peu mécanique, dicté par l’ensemble des contraintes formelles choisies.

Cet aspect de rêve en pleine lumière, bizarrement familier et tout autant étrange, campé dans son terrain aussi réel que factice, est accru par la stylisation des couleurs, des vêtements, et des numéros impromptus, chantés ou dansés, à l’image d’un Jaques Demy dépouillé, dont la ligne claire serait très accentuée. « C’est la vie ! » préfigure, en une manière de pochade très enlevée et onirique, et sur de tous autres thèmes, l’expérience formelle infiniment élaborée de « Once More ». Le film se joue aussi d’une théâtralité quasi « champêtre », une version décloisonnée de « Femmes Femmes », comme un stéréotype et un artefact curieux de réalité. En conséquence, « C’est la vie ! » est une expérience formelle un peu détonante et inattendue, qui reste parfois prisonnière de son artificialité, mais qui n’en demeure pas moins fascinante.

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Françoise Lebrun dans « La Terre aux vivants »

Sorte de réponse en pied de nez, mais plus sérieux que la juxtaposition des deux titres ne le laisse paraître, « C’est la vie » est assorti de « La Terre aux Vivants », un court-métrage en vidéo de 1994, avec Françoise Lebrun et Paul Vecchiali, qui campent à nouveau à l’écran un couple de fiction (après « Trous de mémoire » en 1984). Il s’agit d’une commande, mise en fiction, pour défendre (on n’ose pas dire bêtement « promouvoir ») la crémation. La forme est aussi légère que le propos est grave. Elle préfigure les jeux de rôles et d’apparitions développés avec les films de la pentalogie durant les années 2000 (Et tremble d’être heureux, Être ou ne pas être, Humeurs et Rumeurs, Les Gens d’en bas, Retour à Mayerling), ainsi que l’économie très artisanale de cette « série » tournée en numérique (et plus largement de tous les films « griffés » Anti-Dogma)…

« La Machine » (1977) (+ « Le récit de Rebecca » (1963))
« C’est la vie ! » (1975) (+ « La terre aux vivants » (1994))
2 DVD-Livres en coédition chez La TraverseLes Éditions de l’Oeil

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A propos de William LURSON

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