Il peut sembler étrange de s’intéresser aujourd’hui au cinéma de Michael Winner. En effet, dans l’imaginaire des cinéphiles, ce cinéaste reste indéfectiblement lié aux films qu’il a tournés avec Charles Bronson et, en particulier, à la saga des Justicier dans la ville. On se souvient qu’en leur temps, ces films âpres justifiant l’autodéfense et la loi du talion provoquèrent l’ire de la critique progressiste et bien-pensante, gratifiant l’œuvre de tous les noms d’oiseaux imaginables (réac, fasciste…).

Pourtant, à l’heure où le cinéma s’avère de plus en plus aseptisé et lisse, la profonde ambiguïté de ces « vigilante films» (de Dirty Harry de Don Siegel à The Exterminator de James Glinckenhaus) a quelque chose de fascinant et témoigne, à sa manière, des évolutions de la société américaine. Entre la vague contestataire de la fin des années 60 et le traumatisme de la guerre du Vietnam, le mythe de « l’american way of life » a été profondément ébranlé. Toutes les valeurs traditionnelles ont été remises en question et l’on cherche à fuir le modèle des ainés en tentant de vivre autrement, en imaginant d’autres modèles sociaux ou en prenant la route. C’est l’époque glorieuse du road-movie (Easy Rider, Macadam à deux voies…) et de l’utopie d’une vie différente. Contrecoup de ces années d’utopie, les Etats-Unis se révèlent être une nation qui envoie ses enfants se faire tuer en Asie et qui se montre incapable d’assurer la sécurité de ses concitoyens. New-York, par exemple, est confrontée à une hausse exponentielle de la criminalité et déstabilisée par de nombreux conflits sociaux. C’est dans ce contexte qu’apparaissent des héros profondément individualistes et bien décidés à pallier les manques de l’Etat et de la justice institutionnelle.

Le héros d’Un justicier dans la ville est un citoyen lambda qui prend les armes pour venger la mort de sa femme et le viol de sa fille par des voyous. Arthur Bishop, le héros du Flingueur, est un cas à part puisqu’il est tueur de profession. Travaillant pour une organisation dont nous ne saurons rien, il exécute méticuleusement les contrats qu’on lui confie. Un beau jour, le fils d’une de ses victimes (Steve) s’intéresse à ses activités et lui demande de le prendre sous son aile pour faire de lui un tueur…

La deuxième collaboration entre Charles Bronson et Michael Winner (après le western Les Collines de la terreur) repose déjà sur un personnage irréductiblement individualiste, qui agit d’une manière totalement mécanique (le titre anglais est beaucoup plus explicite : The Mechanic) par-delà le Bien et le Mal. A ce titre, le fameux premier quart d’heure du film est remarquable. On y voit Branson/Bishop mettre au point méthodiquement le meurtre qu’il maquillera en accident. Les gestes sont précis et Winner filme la séquence sans un seul dialogue. Aucune psychologie, aucun jugement moral : Le Flingueur est placé immédiatement sous le signe du béhaviorisme (pour l’attachement aux simples comportements) et d’un profond nihilisme.

En s’appuyant sur un héros solitaire qui œuvre en dehors des lois et de la morale, Michael Winner adapte la mythologie du western à l’époque contemporaine et la retourne comme un gant. Le justicier n’agit plus au nom de la communauté et du Bien de tous (même s’il s’agit pour cela de tordre les lois) mais en son seul nom. Autre thème cher au western que l’on retrouve en filigrane dans Le Flingueur : celui de la filiation et de la transmission. Bishop semble gagner une petite part « d’humanité » en prenant sous son aile un jeune homme dont il a tué le père. Mais celui-ci s’avère être aussi une véritable mécanique tueuse qui n’hésite pas à laisser dépérir sa petite amie qui lui fait un chantage au suicide. Michael Winner offre une vision glaçante des rapports humains où chacun agit pour son propre intérêt et où toutes les valeurs sont annihilées (amitié, amour, fraternité, solidarité…). Sans dévoiler la fin du film, nous réaliserons que ce lien de filiation entre Bishop et Steve ne repose sur aucune réalité tangible et qu’ils sont prêts à la rompre si nécessaire.

En ne portant aucun jugement de valeur sur les faits et gestes de ses personnages, le cinéaste réalise une œuvre bien plus terrifiante que la plupart des « vigilante films » dans la mesure où il n’y a même plus, dans l’individualisme forcené des personnages, une idée de justice. Si les méthodes de l’inspecteur Harry ou du « justicier dans la ville » sont intolérables, elles répondent cependant à un besoin profond d’équité et de justice individuelle.

En revanche, dans Le Flingueur, nous sommes immédiatement placés de l’autre côté de la barrière avec le sentiment qu’il n’y a désormais plus aucune place pour les grandes valeurs sur lesquelles se sont fondées les civilisations. Bishop et Steve appliquent un programme en estimant qu’aucun des grands principaux moraux prônés par la société ne méritent d’être suivis. Après tout, pourquoi refuser de tuer son prochain alors que la nation envoie au casse-pipe ses soldats ?

Sous les atours d’un film d’action musclé, avec ce que cela peut supposer de baisse de régime (paradoxalement, aussi efficaces soient-elles, les scènes d’action pures rendent le film un peu moins intéressant, le spectaculaire  l’emportant sur l’âpreté du propos), Le Flingueur est une fable d’une noirceur totale témoignant à sa manière d’une véritable crise des valeurs d’une société américaine dans son ensemble…

Le Flingueur

Etats-Unis, 1972, 97 minutes
Titre original : The Mechanic
Réalisation : Michael Winner
Scénario : Lewis John Carlino
Photographie : Richard H. Kline, Robert Paynter
Musique :  Jerry Fielding
Acteurs : Charles Bronson, Jan-Michael Vincent, Jill Ireland, Keenan Wynn

Disponible en Combo DVD/Blu-Ray édité chez Wild Side

Suppléments :

American Samourai (30’) : entretien avec Dwayne Epstein, historien du cinéma et biographe de Charles Bronson

Hired Hand : l’homme de main (10’), ou comment le cinéaste Monte Hellman a failli réaliser Le Flingueur

+ livret de 86 pages, avec un texte écrit par Samuel Blumenfeld, accompagné de photos d’archives

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A propos de Vincent ROUSSEL

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