Mario Bava – « La Baie sanglante » (DVD)

©Carlotta films

Modeste, discret et éternel insatisfait, Mario Bava n’a jamais été tendre envers sa filmographie, pourtant c’est toujours avec une certaine fierté qu’il évoquait La Baie Sanglante et ses victimes tombant comme des quilles : « 13 personnages, 13 meurtres » avait-il coutume de lancer. En 1971, Bava s’est déjà illustré dans de multiples genres : giallo, contes fantastiques, adaptation de fumetti, westerns ou science fiction, avec le cinéma populaire comme vaste champ de recherche formelle et d’exploration intime. Mais avec ce jeu de massacre cathartique, Bava va encore avancer d’un cran dans l’expérimentation, bousculant les conventions et les attentes du genre. Finies les ambiances gothiques hantées du Corps et le Fouet ou les spirales colorées abstraites d’Operazione Paura, terminé le sadisme esthétisé de 6 femmes pour l’assassin, le pop art de Diabolik ou les zooms discos de L’île de l’épouvante. A première vue c’est pourtant à une simple déclinaison de ce dernier que nous convie Bava : une variation autour des 10 petits nègres mettant en scène des personnages coincés sur une baie éliminés les uns après les autres, dans un univers ou chacun peut se révéler l’assassin potentiel. Au contraire, La Baie sanglante est une œuvre charnière, qui ouvre une dernière période crue, tourmentée et féroce.

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A 57 ans, en pleine possession de ses moyens, Bava opère un changement radical de style, ouvertement trivial et ravageur, et se lâche dans une violence qu’il n’avait jamais abordé de manière si explicite auparavant, et qui lui sert d’exutoire. La première séquence magistrale opère la transition d’une conception créative à une autre (voire même d’un Bava à un autre) inaugurant une fascinante série d’inductions en erreur : le cadre baroque d’une demeure somptueuse, une photographie qui l’est tout autant, la comtesse paralytique avançant dans son fauteuil roulant. L’atmosphère rappellerait presque celui de la Goutte d’eau des 3 visages de la peur. Puis brusquement une corde fait son apparition dans les airs, attrapant la comtesse par le cou, éjectée de son siège et pendue à l’entrée de la pièce. Les mains gantées poursuivant leur œuvre renvoient immanquablement aux codes du giallo, une idée détrompée par la caméra remontant pour nous révéler le visage de l’assassin poignardé à son tour par une autre main anonyme. Car La Baie Sanglante n’est absolument pas un giallo. En revanche, il préfigure indiscutablement toutes les règles du slasher, qui lui doit beaucoup, et dont il pourrait constituer d’ailleurs le premier avatar. Il inspirera en effet tout un pan du cinéma d’exploitation des années 80, avec sa prédilection pour un cadre collectif et son groupe traqué, ses meurtres sanglants multipliant les armes blanches. Pourtant, si Bava échappe aisément à toute tentative de classification c’est que ce défouloir qui enchaîne les meurtres, parfois à la minute, véritable éloge de l’excès, procède d’une part d’un processus de destruction universelle dans lequel le cinéaste fait table rase de l’homme et de la morale, et d’autre part d’un exercice formel de déconstruction narrative et visuelle, vers une expression artistique qui, s’affranchissant de toute règle, privilégie la poésie absurde, la toute puissance fantasmatique et la beauté corrompue. Si la mise en scène de Bava est si moderne c’est dans sa capacité à faire évoluer ses personnages dans un espace à la fois ouvert et totalement clos, alternant toujours le point de vue de la nature avec celui de l’homme, aidée par un montage parfois très heurté, parsemée de transitions ironiques et de percées dans l’abstrait. La photo – dirigée comme souvent par Bava lui-même – mêle au réalisme terne des intérieurs, les teintes oniriques du crépuscule, les reflets bleutés et mauves et le retour des dominantes primaires lors des meurtres. En décalage constant, la musique joyeuse de Cipriani vient servir de contrepoint à la barbarie, contribuant à cette sensation d’irrespect sauvage.

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La Baie Sanglante entremêle sensualité de la chair et corruption du corps. Les couples finissent cloués l’un à l’autre en plein ébat, tandis qu’une Brigitte Skay bien en chair nage dans le plus simple appareil, touchée d’abord par la main d’un cadavre flottant, s’enfuyant les fesses à l’air, avant d’avoir le cou rattrapé par une serpe. La chair ne fait qu’une entre la sexualité et le sang. Avec Bava, le meurtre reste charnel et la nudité côtoie la mutilation – voire la décomposition. Bava fait cohabiter l’érotisme et le macabre, avec la mort comme orgasme ultime.C’est bien d’une « réaction en chaîne » qu’il s’agit, comme le soulignait le titre originel du film, et d’une version criminelle de la « maison que Pierre a bâtie » dans lequel A tue B qui tue C qui tue D…  L’intrigue mime avec ironie la tragédie grecque, rappelant combien les ambitions humaines sont ridicules à l’orée d’une issue où chacun finit dévoré par des vers. Le machiavélisme des protagonistes – il n’y en a pas un pour racheter l’autre – n’est qu’une baudruche qui se dégonfle lorsqu’ils agonisent. Tous coupables et victimes, égaux dans le Mal, avec l’illusion de maîtriser les rouages de leur existence, ils ne sont que de pitoyables instruments gesticulant, enfermés en vase clos, à l’image des trophées chassés puis emprisonnés par Paolo avant qu’il ne leur perce le corps. Le premier plan furtif d’une mouche faisant un « floc » dans l’eau pour s’y noyer livre peut-être la meilleure clé d ‘interprétation possible d’une œuvre autant expansive et extériorisée dans sa représentation que profonde dans ses thèmes. Bava file jusqu’à l’abstraction cette métaphore et, à la manière d’un entomologiste, étudie ses cobayes. Nul ne peut échapper au fatum, tout étant écrit d’avance. Avec un sens inné du grotesque, Bava illustre l’avenir dérisoire de ses marionnettes par l’accumulation d’images, de parallélismes morbides et d’associations d’idées d’une cruauté peu commune, qu’elles soient symboliques (les insectes tournants dans leur bocal ou épinglé sur une planche), psychanalytiques (le coït interrompu par un embrochement) ou mythologiques (Laura Betti décapitée et son allure de nouvelle Méduse).

 

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« L’homme n’est pas un insecte, il est civilisé depuis des siècles » lance l’un des protagonistes, parfaite antiphrase du spectacle qui s’offre à nous : le cinéaste s’interroge sur l’opposition entre le primitif et le civilisé, sur les origines d’un Mal inhérent à l’humain. Aveuglé par la sensation de puissance, convaincu de la supériorité de l’intelligence, l’individu oublie qu’il n’est qu’un être vivant parmi d’autres, intégré au cycle biologique. Ce visage déjà putréfié sur lequel s’ébattent les tentacules visqueuses du poulpe est symptomatique d’un univers conçu comme un cercle, où le prédateur devient proie, où le tueur est tué, où le carnivore retourne à la terre, la nourrit, et se décompose comme un vulgaire déchet. Le vieux dancing à l’abandon, couvert de végétation et de moisissures, témoigne d’une nature qui a repris ses droits après avoir été violée. L’étrange et splendide titre italien, « Ecologia del dellito » (littéralement « écologie du crime ») définit toute une conception panthéiste du monde dans lequel la nature demeure l’ordonnateur suprême : silencieuse, sereine, mais toute puissante… et revancharde.Déjà apparaît l’obsession du cinéaste pour les ravages du temps (voir pour cela son Lisa et le diable). Seuls resteront les pierres et le lierre. Bava, cinéaste nocturne fasciné par l’intérieur et la nuit  – à travers des couleurs et des ombres travaillées dans d’étranges demeures – capte enfin les lumières diurnes de l’extérieur. On assiste ici à une pleine métamorphose de son cinéma qui va se poursuivre avec des œuvres de plus en plus noires telles Rabid Dogs ou Schock, en un cinéma de plus en plus porté vers la folie et la fin de toute chose, sans issue, gardant toujours en réserve un rire sardonique et protecteur. Invitée permanente de son œuvre, la mort va désormais l’envahir, la contaminer et devenir sa muse.

 

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Le dvd : commençons par crier notre enthousiasme face à la qualité de la copie qui retrouve des couleurs terrassantes, tantôt vives, tantôt nuances, rendant enfin justice à toute la complexité du travail de Bava sur la photo. Un regret, cependant, celui de ne pas voir figurer pour une véritable édition collector la version italienne au montage différent, qui comportait notamment plus de dialogues métaphoriques accentuant la portée subversive du film (on se rabattra pour cela sur l’édition parue chez l’éditeur italien No Shame et sous titrée anglaise, mais d’une qualité d’image moindre). En ce qui concerne les suppléments c’est un plaisir de revoir Jean Pierre Dionnet déclarer sa flamme à Bava et rappeler combien ce cinéaste de génie a apporté au cinéma, créateur de formes, poète tourmenté qui s’employa par le biais du cinéma populaire à livrer des œuvres profondes et intimes. Ritournelle Macabre est visiblement quant à lui une analyse écrite d’Hélène Thoron déclamée oralement ce qui là rend vite assez rébarbative malgré son évidente érudition, sa précision, ou l’intéressante étude de la symbolique du zoom et du flou par exemple. Vient ensuite un document extrêmement rare d’une émission de la RAI de 1975 « l’ospitte delle due » consacrée aux effets spéciaux et dans laquelle Bava était invité aux côtés de Carlo Rambaldi et quelques autres. Rares étaient ses apparitions et même si nous n’entendrons pas ici Bava s’y confier ou analyser son œuvre avec précision c’est avec une vive émotion que l’on regarde le cinéaste évoquer des effets spéciaux magiques et trompes l’œil, grace à l’art de la lumière, du maquillage, de l’ombre, hérités directement de Mélies, amour que lui avait transmis son père. On se souvient alors que la dernière collaboration de Bava pour le cinéma fut sur le Inferno d’Argento pour lequel il composa un effet de miroir dans lequel une femme splendide reflétait l’image de la mort.

La Baie Sanglante

de Mario Bava (Italie, 1971) avec Claudine Auger, Luigi Pistilli, Claudio Volonte. DVD édité par Carlotta.

A signaler que La baie sanglante ressort également en salles à Paris, au Latina. Aucune excuse, donc pour ne pas (re)découvrir le chef d’œuvre de Bava !)

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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