La jaquette de Love Away laisse craindre le pire : une Michelle Williams la tête posée sur l’épaule d’un Gael Garcia Bernal aussi triste qu’elle, sur fond de paysage de plage en arrière plan, voilà ce qui nous ramène au temps des mélodrames larmoyants hérités de Love Story. Rebaptisé « Love away »,  Mammoth vaut bien mieux que sa couverture Harlequin, et que son insipide retitrage, le dernier film de Lukas Moodysson n’ayant absolument rien d’une n-ième romance stéréotypée, malgré un argument de départ insignifiant et propice à la chronique douce amère : les déboires sentimentaux, professionnels et familiaux d’Ellen, chirurgien submergée et de Leo parangon de la réussite, enfermé dans l’engrenage de ses voyages d’affaire ressemble à bien d’autres histoires, mais c’est justement autour de cette dimension toute ordinaire que Love Away va parvenir à s’échapper des clichés habituels, privilégiant l’introspection, l’intime et soulevant des interrogations parfois inattendues. On regrettera une fois de plus que le film n’ait bénéficié d’aucune sortie salles. Sans plonger dans la facilité des comparaisons trop simples et réductrices, cette mélancolie des destins, cette lassitude des regards, renvoie plus à Bergman qu’à Erich Segal.

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Dès son ouverture le cinéaste fait passer d’emblée le rayonnement familial dans un climat presque anxiogène, captant les instants privilégiés, entre les deux parents et leur petite fille, entre flottement et émotion, en leur insufflant intensité et tension palpables comme si le moment risquait de se rompre. L’insidieuse mélopée de Gorecki contribue à ce trouble, évacuant tout apaisement. La bande son de Love Away est d’ailleurs particulièrement adaptée à la mélancolie qui envahit le film, du toujours resplendissant The Greatest de Cat Power, à international Dateline de Ladytron, morceau rêvé pour souligner le rythme infernal contemporain, en passant les sons ouatés et insaisissables du quatuor féminin islandais Amiina immergeant dans l’incertitude, et la suspension Porté par son scope et sa belle photo, parfois granuleuse et aux couleurs vives émergeant de l’obscurité, Love Away saisit au vol le lumineux pour mieux le fixer dans l’éphémère. Dans chaque sourire semble sourdre la menace de la suite. Pour son premier film en langue anglaise, le cinéaste de Fucking Åmål, échappe à la commande et écrit une œuvre amère qui s’attache autant aux destins individuels qu’aux contextes géopolitiques. Ellen, Leo et la petite Jackie constituent une sorte de typologie de la famille américaine parmi tant d’autre, figure de la réussite sociale et professionnelle dans un monde capitaliste, mais les failles, les fissures, sont aussi visibles que dans Eyes Wide Shut. Ce leurre d’une perfection de la cellule familiale ne fait jamais illusion. De voyage d’affaire en voyage d’affaire, Leo s’est perdu, pétrifié dans des choix qui ne lui appartiennent plus, enfermé dans une prison dorée, miroir d’un univers sous dictature économique, dominé par l’obsession du rendement et les délices de l’argent. Ellen, happée par son métier de chirurgien et son altruisme voit quant à elle sa fille lentement lui échapper, au détriment de sa nounou philippine – ayant laissé ses fils au pays. Incapable de se protéger, Ellen s’attache au sort des patients, pleure la mort d’un petit garçon, mais prend malgré elle le risque de perdre sa fille. En lui apprenant sa langue, sa civilisation, sa religion, Gloria reporte sur cxxx tout l’amour laissé derrière elle. L’adulte comme la petite fille pallient à l’absence par une relation de substitution. Anesthésiés par le manque, tous les personnages de Love Away cherchent à le combler dans le rapport à l’autre, procuration, remède illusoire. Parallèlement, aux Philippines, l’aîné de Gloria ne supporte plus l’absence de sa mère et se laissera glisser, jusqu’à l’irréparable.

Michelle Williams, Gael García Bernal

Qu’est ce l’amour de l’autre, comment appréhender la douleur de l’autre, qu’est-ce que le don, le sacrifice de soi ? Dans le monde moderne, à différents niveaux et proportions, les personnages sont en état de perte de communication et d’eux mêmes. On peut lire dans le regard (magnifique Michelle Williams) cette détresse pudique et muette.

Poursuivant la forme du montage alterné en traitant de plusieurs destins sur 3 pays différents (Léo en Thaïlande, Ellen, sa fille et Gloria aux USA et les enfants de Gloria aux Philippines), avec autrement moins de lourdeur qu’Inarritu, Love Away aime procéder par correspondances astucieuses, tel ce parallélisme entre l’opération ratée du jeune patient d’Ellen en pleurs, et l’arrivée du fils inanimé de Gloria à l’hôpital.

Love Away renvoie au rythme effréné des existences urbaines qui érodent lentement les couples et les familles. Multipliant les voyages d’affaires pour signer des contrats juteux, Leo semble être arrivé au bout d’une aventure qui ne lui procure plus aucun plaisir, et semble vomir toutes les tentations qui ne cessent de s’offrir à lui, comme le miroir obscène de sa réussite.

Moodysson évoque rien de moins que la faillite des sociétés capitalistes occidentales et de leur contamination sur l’ensemble du globe. De manière presque aussi efficace que Koyaanisqatsi, Moodysson dresse le portrait d’un monde dans lesquels les hommes se sont enfermés dans une mécanique vouée au profit, régi partout par l’argent et le luxe au mépris des plus pauvres. Faisant référence au stylo offert à Leo par son collègue, avec de vrais morceaux de mammouth, le titre original situe bien mieux l’état d’esprit du film attaché aux specimens d’une espèce tentant quotidiennement de survivre avant de disparaître à son tour. Au quotidien l’individu vit, se couche, se lève, sans prendre conscience de la disparition de son moi dans ce Grand Tout aseptisé. Love Away laisse le goût d’un Eden envolé. Léo se laisse porté par la quête inconsciente d’un quelque chose qui se serait perdu au fil du temps sans qu’il ne sache le définir. Il sait juste qu’il n’appartient pas à ce mode de vie. Par la délicatesse de son jeu, Gaël Garcia Bernal fait passer tout en finesse le déchirement et les doutes de Léo. Retrouver la spiritualité d’un pays est voué à l’échec ; chaque territoire est lieu conquis, vaste parc d’attractions, avec ses jeux d’adulte et son tourisme sexuel. Arrivé avec son collègue Thaïlande, entre les prostituées offertes comme cadeaux de bienvenue et les hôtels de luxe, Léo ne cesse de fuir, de tenter de retrouver l’essence d’une civilisation, de respirer ce qu’il en reste, alors que le pays ne semble plus être que crée en fonction du tourisme occidental.

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Pour unique refuge, il saisira au vol le regard d’un éléphant, et un bungalow un peu plus modeste, loin des fureurs de la ville au bord de l’eau. Lorsqu’il refuse les avances de Cookie, la jeune prostituée il éveillera chez elle l’attirance vraie et le désir amoureux. Lorsqu’elle revient le chercher, au bord de l’eau et le ramène à lui, au-delà de l’adultère, cette aventure éphémère constitue une parenthèse et un refuge, la jonction de deux âmes perdues ; pour Léo elle incarne le vrai contact avec l’essence du pays et lui permet de renouer avec lui-même, entre désespoir et déclic cathartique. Natthamonkarn Srinikornchot, impressionnante de naturel, envahit l’écran de sa présence.

Moodysson questionne la nature même du bonheur à la fois culturelle, éducative ou religieuse. Qu’est ce que le bonheur en occident et le bonheur en Asie ? Le bonheur est-il le même pour une mère de famille américaine une nourrice philippine, une prostituée thaïlandaise ? Sans cynisme ni ironie, mais de façon parfois un peu trop signifiante, Moodysson compare et s’interroge. Si malgré sa tristesse, Love Away ne plonge pas dans la dépression, c’est que le cinéaste déborde d’empathie envers ses personnages. En appréhendant la fragilité du bonheur, il les anime aussi d’une folle énergie de vie, procédant par injections régulières d’espoirs, avec ce désir de poursuivre, le cœur blessé, les yeux fermés.

Love Away (Danemark, Suède, Allemagne, 2009) de Lukas Moodysson, avec Gael García Bernal, Michelle Williams, Sophie Nyweide, Marife Necesito, Natthamonkarn Srinikornchot. Dvd et Blu ray édités par Condor Entertainment

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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