Redécouverte des chefs-d’œuvre du cinéma d’animation des années 30 réalisés à partir de poupées articulées. Cette série de 5 courts-métrages, en noir et blanc et sonores, met en scène Fétiche, le doudou d’une petite fille pauvre. Il prend vie durant que sa maîtresse dort, et part vivre des aventures nocturnes trépidantes voire inquiétantes. Ce petit chiot, tout chiffonné à ses débuts, se métamorphose rapidement en prince vaillant plus vigoureux. Les épisodes deviennent alors des pures fantaisies visuelles, tourbillonnantes et exotiques, peuplées de chimères, d’indigènes, et de bêtes carnassières. Époustouflant et atemporel.

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Ladislas Starewitch (1882-1965) est connu pour ses transpositions des fables de La Fontaine, réalisées durant les années 20, et surtout pour son chef d’œuvre, une colossale adaptation du « Roman de Renart » en 1929-1930 (sorti en France en 1941). Le réalisateur construisait de grandes poupées, pouvant aller jusqu’à la demi-taille humaine, dont il réalisait très minutieusement les détails, du visage jusqu’aux costumes et accessoires. Très patiemment, il animait leurs corps (des « squelettes » semi-rigides en bois articulés), pose par pose, pour composer manuellement le mouvement, image après image. Starewitch était un émigré russe d’origine polonaise, qui avait fuit la révolution pour s’installer en France, vers 1920. Il avait une connaissance approfondie des animaux, des insectes, et surtout du mouvement (il filmait des proches, des animaux domestiques, pour l’étudier) ; mais également une habilité hors-norme pour dessiner les expressions « faciales » (rictus d’animalité ou mime des sentiments humains). Les œuvres du réalisateur sont marquées par l’Expressionnisme et les contes traditionnels (ceux de Grimm, de Perrault, mais aussi les récits populaires) qui, à la différence des œuvres contemporaines pour enfants, jouaient plus franchement de l’effroi, l’humour et la noirceur.

La saveur particulière des films de Starewitch réside dans ce mélange de codes et dans la facture réaliste de leurs récits ; des histoires qui n’hésitent pas à évoquer les rudesses, les iniquités, et les maltraitances de la vie en société, dans la tradition allégorique et moraliste des fables animalières. Même s’ils sont destinés aux enfants, ces films d’animation se prêtent « naturellement » à une lecture ambivalente et à une appréciation adulte, sans même parler de leurs technique et facture absolument fascinantes. Les bêtes de Starewitch sont anthropomorphisées mais elles conservent en permanence leurs instincts primitifs (la prédation animale notamment). Cette double « impression » participe évidemment d’une satire de l’humanité, bien conforme au genre, et ne constitue pas vraiment une originalité en soi. Celle-ci est à chercher davantage dans le ton unique que l’animateur insuffle à ses films : la poétique très cruelle voire le réalisme cru des situations ; la description détaillée des conditions de vie ; un humour absurde qui affleure. La beauté des films se tient dans cet entre-deux : être dans la fable et l’imaginaire, tout en étant paradoxalement au plus près de la dure réalité des temps, dans une transposition à peine métaphorique (vivre durant la première guerre mondiale et la révolution russe a laissé des souvenirs encore vifs). Ce mélange de douceur, de dépaysement, et de douloureuse acuité, donne une modernité inusable à ces films : c’est un « en même temps » d’une saveur complexe mais salutaire.

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Ceci dit, il nous faut nuancer nos propos, car ces aventures sans prétention restent dans leur ensemble des fantaisies drôles et insouciantes. Avec le deuxième épisode (Fétiche prestidigitateur, 1934), et surtout le troisième (Fétiche se Marie, 1935) Starewitch oriente sa série vers des aventures encore plus enfantines et mouvementées, probablement par volonté de succès populaire. Ce qu’il perd en profondeur, il le démultiplie dans l’animation et le nombre de marionnettes ; une inflation insensée d’une virtuosité sans pareille. A partir de grandes poupées animées artisanalement, Starewitch parvient à une célérité baroque qui rivalise avec les Cartoons contemporains en dessins animés. On songe notamment à la production séminale d’Ub Iwerks (connu pour être le créateur de Mickey Mouse avec Walt Disney) : la série de Flip la grenouille et les fantasmagories musicales des « Comicolors ». Les aventures galantes, les naufrages, et les périls exotiques de Fétiche, jouent désormais sur des ingrédients, épiques et parodiques, un peu plus codifiés ; c’est en somme un pur plaisir de divertissement, pris dans la figuration et son mouvement effréné. Cela n’empêche pas l’apparition ponctuelle de personnages satiriques, tel ce cochon en costume trois pièces – il s’empiffre goulûment le monocle sur l’œil en restant indifférent aux cataclysmes – qui semble tiré d’une toile de Grosz.

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Toutefois, on peut préférer le tout premier épisode, « Fétiche Mascotte » (1933), pour son contenu un peu plus contrasté et pathétique. Même si les mouvements comportent quelques maladresses ponctuelles, et sont un peu moins sophistiqués, ce film innove en mélangeant habilement des personnages réels et des marionnettes. On croise dans cet épisode à proprement dit fantastique, un personnage de souteneur-surineur tout droit sorti de l’Opéra des Quat’sous, qui maltraite une « poupée » en tutu, et un sabbat de créatures affamées dans une ronde macabre aux accents gothiques.

Cette « préquelle » montre la genèse du personnage dans l’appartement misérable d’une couturière, vivant seule avec sa fille. La femme, qui doit travailler la nuit, confectionne Fétiche à partir de chutes de tissu, pour le donner à sa petite fille, et l’aider à s’endormir. Le chiot est d’une maladresse attendrissante. Sa constitution de jouet est celle d’un enfant malingre : un ventre ballonné, une mine maladive. Fétiche égaie les rêves de la petite fille en prenant vie, mais comme elle, il est un rejeton miséreux tiré d’un roman du 19ième siècle, de Dickens ou Zola. Regard de chien battu, physique complexé, tout recroquevillé sur lui-même, comme une tortue apeurée. C’est, davantage qu’un chien, un petit crapaud en pyjama élimé, qui pousse de petits jappements inaudibles en prenant la fuite. Sa créatrice l’emporte discrètement pour aller le déposer avec d’autres poupées dans une boutique. Par un concours de circonstance, Fétiche est lâché dans la rue ; il doit affronter les dangers et l’hostilité de cette grande ville. Il y trouvera au prix d’efforts insurmontables un trésor inestimable : une orange pour sa petite maîtresse.

Le premier épisode de Fétiche tourne, littéralement et métaphoriquement, autour du terme « malfamé » (la mauvaise ivraie et, en jouant sur la sonorité, la faim). Un ballet sordide dans les bas-fonds de la ville occupe son centre. Un diable arachnéen, un chat cagneux, et des déchets vivants (ossements de volailles, de poissons, et même un poussin dans sa coquille à peine éclos) se disputent sans pitié le butin de Fétiche. Bien évidemment, l’humour onirique tempère la noirceur « slave » de ce conte sur la pauvreté et la famine des villes…

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Les Aventures de Fétiche de Ladislas et Irène Starewitch sont les trésors inépuisables d’un âge d’or de l’animation, tout comme les films d’autres grands dessinateurs et animateurs des Pays de l’Est : ceux du génie tchèque Jiří Trnka (1912-1969), lui aussi spécialisé dans les marionnettes, ou du russe Garri Bardine (né en 1941). Leur technique artisanale fabuleuse, devenue marginale avec le développement de l’animation numérique, les rend d’autant plus uniques. Ce sont des exemples de ces rares œuvres destinées aux enfants qui traversent les âges, les générations, et continuent de nous accompagner adultes. Une définition, somme toute très poétique, et éternellement rafraichissante, de ce que l’on désigne usuellement comme des « classiques ».

DVD-mini

« Les Aventures de Fétiche » de Ladislas et Irène Starewitch (1933-1937)

le DVD regroupant 5 courts-métrages est sorti chez Doriane Films

Lien  :  le site consacré à l’œuvre du réalisateur
© L.B. Martin-Starewitch, Doriane Films – 2014

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A propos de William LURSON

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