(second volet consacré à l’édition en livres-DVD des longs-métrages de Jan Švankmajer. Pour lire le premier, rendez-vous ici…)

Les premiers longs-métrages de Jan Švankmajer donnaient l’impression de grands collages comme l’aboutement de plusieurs courts-métrages. Il s’agissait d’abord de suivre un flux associatif, comme si la structure du film s’était improvisée au fur et à mesure, au grès des analogies et des emboitements rêvés par le réalisateur. Les constructions d’Alice et de Faust étaient avant tout plastiques : des scénettes et des tableaux s’enchaînant sans fin en suivant les caprices visionnaires de l’imagination.

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Alice (1988)  et  Faust (1994)

Un tournant s’amorce avec la structure narrative circulaire des Conspirateurs du plaisir et se confirme avec Otesánek qui se rapproche, exception faite de sa complexité (les histoires imbriquées des habitants, le conte original mis en abyme), d’un récit plus discipliné et presque conventionnel. La dramaturgie et la maîtrise du format long (avoisinant désormais les deux heures) se sont affirmées avec l’emploi d’acteurs et actrices réels, dont il a fallu nourrir les personnages et le parcours. Šileni poursuit cette évolution, puisqu’au risque de dérouter les amateurs de Švankmajer, l’animation n’y occupe plus qu’une part assez marginale (de petits interludes absurdes à base de viande folle). S’ils sont d’une plasticité moins démonstrative, les films tournés de façon plus classique, ne sont pas moins baroques et transgressifs, étonnamment cohérents vis-à-vis de la première œuvre, courts et longs du cinéaste. La filmographie de Jan Švankmajer est extraordinaire pour cela, comme si chaque film impliquait l’invention de ses propres moyens d’expression, donc d’une forme animée ou non, ce que confirmera Survivre à sa vie, retour à une animation « élémentaire » à base de photographies d’acteurs découpés, et réinvention ultime du cinéaste acculé par les circonstances…

Šileni (Les Fous/Démence) (2005)

Le film s’inspire de deux nouvelles d’Edgar Allan Poe, Le Système du docteur Goudron et du docteur Plume, L’Ensevelissement prématuré, ainsi que du Marquis de Sade. Son récit se déroule à l’époque contemporaine. Un jeune homme émotif, Jean Bercot, est sujet à de violentes hallucinations alors qu’il revient de l’enterrement de sa mère décédée dans une « institution ». En retournant chez lui, il rencontre le Marquis, un personnage insolite habillé comme un aristocrate du 18ième siècle, qui l’invite à venir séjourner dans sa grande propriété. Au château, Jean découvre les jeux pervers et les cérémonies blasphématoires de son hôte. Pour s’excuser et aider Jean à soigner ses hallucinations, le marquis lui propose de suivre une thérapie dans l’établissement du docteur Murlloppe un ami à lui, où les fous vivent sans entraves. Alerté par Charlotte, une belle infirmière, Jean découvre que des hommes, couverts de plumes et de goudron, sont emprisonnés dans les caves…

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Avec Šileni, Švankmajer reprend le modèle du périple initiatique : Jean Bercot est un jeune novice qui trouve un aîné protecteur, un maître non pas à penser mais à dévier. Le Marquis s’amuse bien sûr à tester Jean en le manipulant sournoisement pour le déniaiser. En ce sens, le film emprunte une structure narrative on ne peut plus traditionnelle, venue du roman d’apprentissage, un quasi cliché qu’il subvertit évidemment pour en faire un envers négatif, cruel et ironique. Le parcours tragicomique de Jean, est un apprentissage de la folie humaine, et d’une folie personnelle qui s’accroit au fur et à mesure que le héros ingénu découvre l’ambivalence absurde du monde – en somme, « l’asile » de fous dans lequel il se débat.

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Dépourvu de morale édifiante, le récit ne conduit le héros qu’à sa perte, et le fait passer des premiers symptômes (l’hallucination, l’épilepsie) à l’aliénation. Le pessimisme du film, et sa logique horrifique proche du cauchemar (peut-être que tout est vu à travers la conscience déréglée de Jean), sont tempérés par l’humour grotesque du cinéaste. Švankmajer s’amuse à émailler son récit d’infirmiers patibulaires, d’un praticien moustachu comme un dictateur, et d’une galerie de gueules louches et édentées, comme un retour à la gangue médiévale des tableaux de Brueghel. Cette verve satirique sert le propos du film et son allégorie anachronique : la civilisation contemporaine marche à reculons pour une culbute sans fin dans l’obscurantisme.

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La folie est un sujet presque attendu pour un réalisateur surréaliste comme Švankmajer, mais fidèle à son habitude, il complexifie son thème et lui donne une ampleur baroque qui le décuple. Les folies des uns, s’emboitent dans celles des autres, la maladie mentale dans la comédie sinistre du pouvoir, le libertinage dans l’étau répressif de la société. Le marquis de Sade, du moins son double contemporain, bien plus tempéré que l’original, n’est jamais qu’un enfant joueur que l’on brime régulièrement mais sévèrement (et il ne faudra pas chercher ici une véritable adaptation de l’esprit sadien, Švankmajer n’en retenant que la figure, perverse mais sympathique, pour suivre l’adaptation de Poe). Le récit vu par le spectateur est un échafaudage précaire qui ne cesse de changer de perspective : celle viciée du marquis et des siens, celle castratrice de son adversaire le docteur Coulmière, celle chimérique et désorientée de Jean qui ne sait plus à quel diable se vouer. Tout cela est cimenté par des ballets d’organes et de viande rouge qui s’immiscent par les interstices d’une institution humaine vacillante, une société aussi gangrénée qu’un bâtiment malade. On ne saura plus au final si ces chorégraphies représentent un virus généralisé ou la folie galopante de Jean, les deux évoluant de concert. Ici, la représentation de la folie, vue depuis la nef des fous, à travers le regard d’un apprenti-fou, est plus effective et moins rouée que celle sensationnelle d’un Shutter Island.

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Šileni reste malgré cela un film truculent et drôle. Le réalisateur a perdu sa femme Eva à la fin du tournage, et la tonalité noire du film évoque indirectement ce drame personnel. Dans le prologue, le cinéaste apparaît en personne et présente son film à la manière d’Alfred Hitchcock, le visage tendu, une colère blanche entre les dents. Šileni n’aurait rien de plaisant et d’artistique (l’art étant mort sur l’autel de la publicité). C’est davantage un film d’horreur, dans lequel s’affrontent les deux méthodes de direction d’un asile d’aliénés : la liberté (la Marquis) ou la répression (le Dr. Coulmière). Švankmajer en arrive à un sombre constat : la société actuelle additionne plus qu’elle ne les oppose, les pires méfaits des deux administrations pour composer un asile à ciel ouvert, le plus nuisible de tous. L’allégorie du cinéaste est donc foncièrement pessimiste, presque nihiliste, mais son oraison dramatique n’est pas à prendre au pied de la lettre. Malgré son désespoir latent, Šileni n’est pas plus sombre ou moins travaillé formellement que les autres films du cinéaste. L’humour noir y sert encore d’exutoire vital et artistique, de conjuration ludique.

Survivre à sa vie (théorie et pratique), (2010)

Survivre à sa vie est un film incroyable, habité en creux par la disparition d’Éva, la femme du réalisateur, miné de surcroît par les aléas de production, mais qui trouve dans cette adversité une force de vie, et les moyens d’une réinvention plastique sidérante. Les films de Švankmajer, par rapport à ceux des débuts, ont gagné une puissance émotionnelle, un pathos sans complaisance, qui ne fait que mieux ressortir leur virtuosité formelle. Comme toujours, réduits à un argument écrit, les films pourraient paraître grossiers : ici une parodie de la psychanalyse, voire des films à secrets inspirés par elle, avec leurs lieux communs incestueux et œdipiens. Pourtant la force du réalisateur est d’échapper à la tentative d’illustration ou du moins de la pousser à un tel degré, qu’elle évite la lourdeur discursive, et devient une errance jubilatoire à travers rêves et images. La maestria narrative acquise avec l’expérience des longs-métrages, permet à Švankmajer de contourner l’écueil du film rêvé, collier sans fin d’images et de visions, pour une véritable dramaturgie.

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Le personnage principal, Eugène, double manifeste du réalisateur (barbe mimétique à l’appui), mène une double vie : l’une réelle avec son épouse vieillissante, davantage préoccupée par son niveau de vie que par son couple ; l’autre en rêve, avec une jeune femme séduisante qui l’attire, nommée Ève ou Eugénie. Petit cadre frustré et fatigué, Eugène n’aspire dés lors qu’à rejoindre sa maîtresse onirique pour échapper au quotidien. Il consulte une psychanalyste en cachette et trouve bientôt le moyen de provoquer sommeil et rêves durant la journée, en louant un ancien atelier situé dans le fond d’une cour…

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Le film est un hommage implicite à l’Ève perdue que Švankmajer tente de retrouver en rêve via Eugène, son alter-ego rajeuni. Mais ce clin d’œil touchant est vite dépassé par le réalisateur qui s’en sert de tremplin malicieux pour inventer un récit tout en circonvolutions. Survivre à sa vie est par ailleurs un titre on ne peut plus manifeste et programmatique que l’on pourrait changer en un « survivre à son art », quand on mesure la mue que le cinéaste accomplit après une carrière de plus de quarante ans. Le prologue, dans lequel  Švankmajer s’adresse une nouvelle fois aux spectateurs, en donne les clés. Survivre à sa vie est (serait) l’ersatz d’un véritable film joué par des acteurs, réalisé en photographies découpées faute d’argent, car dixit le réalisateur : « les photographies ne mangent pas ». Il ne faut donc pas y voir une expérimentation mais un choix par défaut. Il s’agit bien sûr d’un dénigrement formel à relativiser, car son affirmation est teintée de dérision et d’ironie comique. Même avec une technique primitive de pantins en papier découpés digne des programmes pour enfants, Švankmajer réalise un film d’une construction rigoureuse et d’une animation très sophistiquée. La pauvreté du médium et les imperfections de son animation ne sont que des trompe-l’œil. Švankmajer utilise cette technique avec une grande intelligence, pour exprimer toute l’artificialité de la vie onirique : l’aplatissement de la profondeur et du volume dans les rêves, l’échelle souvent incohérente des choses, les recadrages fétichistes de la réalité, et le bric-à-brac de symboles accumulés, la régression dans l’inconscient infantile. Survivre à sa vie, c’est en somme, survivre dans l’imaginaire…

Boni et livre :

A nouveau, comme dans les deux autres livres-dvd de cette collection Švankmajer, l’objet éditorial est très plaisant à manipuler et à regarder : cartonnage fort de la couverture, album de photographies intérieur, textes, filmographie… La partie compléments est toujours composée de copieux entretiens avec Anna Pradová, Bertrand Schmitt et Pascal Vimenet.

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Le dvd de Survivre à sa vie contient Les chimères de Jan Švankmajer, un documentaire assez exceptionnel, réalisé par Michel Leclerc et Bertrand Schmitt en 2001. Il montre le couple de Jan et Eva Švankmajer chez eux dans leur maison à Horní Staňkov ou s’affairant au montage d’une exposition artistique commune, d’œuvres et d’objets débordant souvent le cadre des films. Le film documente aussi les préparatifs et le tournage du film Otesánek.
On peut se délecter de voir Švankmajer partir en forêt avec ses assistants, cherchant les branches et les bouts de bois les plus propices à l’animation, mais aussi le mélange de techniques employé lors du tournage (marionnettes à tringle et fils, à gaine et contrôles, costumes et masques géants, animation d’objets…). Le film montre également les animateurs Bedrich Glaser et Martin Kublak, ainsi que le constructeur de marionnettes Joseph Cahill, collaborateurs indispensables mais « invisibles » du cinéaste. La cohérence de la filmographie de Jan Švankmajer est aussi due à la permanence d’une équipe artistique et technique, souvent reconduite de film en film.

« Šileni (Les Fous/Démence) », (2005) et « Survivre à sa vie (théorie et pratique) », (2010)

livres-DVD disponibles depuis février 2017 chez La Traverse dans la collection « Œuvres (Švankmajer) »

à noter :

les éditions de l’œil, co-éditeur de ces livres-DVD, avait déjà fait paraître un ouvrage de référence Švankmajer E&J, Bouche à Bouche, coordonné par Pascal Vimenet et Maurice Corbet, en 2002. Réalisé en 2002 à l’occasion des expositions au Musée-Château d’Annecy et à l’institut International de la Marionnette à Charleville-Mézières, le livre met particulièrement l’accent sur les productions plastiques « conjuguées » d’Eva et Jan Švankmajer.

Jan Švankmajer réalise actuellement son huitième long-métrage, Insects (hmyz), adapté de la pièce (De) La vie des Insectes (1921) des frères Čapek. D’emblée, on prédit que ce film, annoncé pour la mi-2018, sera un beau caphar(d)naüm.

 

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A propos de William LURSON

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