Dès la première séquence la première tentation serait  de trouver Lettre à Momo « ghibliesque » pour la beauté et la richesse de son animation et pour l’immédiate séduction que suscite son univers, quotidien et animiste, au fantastique inscrit dans la vie de tous les jours. Mais il serait dommage de chercher à le rattacher à une époque ou à l’inscrire dans un héritage Takahata-Miyazaki, même si l’œuvre du Maître s’achèvant en apothéose avec Le Vent se Lève, Lettre à Momo peut se lire parfois comme un hommage aux climats les plus champêtres et intimes des studios mythiques (Ponyo ou Souvenirs goutte à goutte par exemple). Une chose est sûre, après Jin-Roh qui déjà s’enfuyait de l’épique romantique de Mamuro Oshii dont il adaptait le manga, pour se pencher vers une mélancolie onirique envoûtante, avec Lettre à Momo, Hiroyuki Okiura affirme définitivement son affranchissement.
Lettre à Momo est un parcours d’apprentissage insulaire. Quel arrière plan plus symbolique comme écho à l’adolescence que ces décors naturels inspirés des petites îles du petit archipel caché dans le grand… qui constellent la fausse mer intérieure de Seto. Un rendu 2D magistral, profond de couches pour les plans larges et pour les paysages, précis et inspiré dans le souci des détails, des textures, des couleurs, etc. Ajouté à ce travail phénoménal, une mise en scène rigoureuse et fluide, tout cela participe du foisonnement de la réalisation d’une œuvre stylistiquement nouvelle et aussi indépendante que son héroïne. La caméra bouge comme jamais, gâtée par le numérique et la 3D, elle sait se faire lente, contemplative et fixe. Tout en maitrisant les séquences d’excès, d’humour, plus dynamiques, avec une parfaite maîtrise des cadres, des mouvements, des poses, du climax final… Sept ans de travail dont trois sur le scénario, cela se ressent et se voit.
Les personnages, de Momo aux Yôkaïs, atteignent une apogée en termes d’expressivité visuelle et  émotionnelle, réalisable avec cette forme d’animation. Leur « posing » (expressions) originaux, leur place dans l’espace, dans la nature, dans leur quotidien, entre eux, quand une main en tient une autre, quand elle ouvre un coffret ancien, etc, les personnages sont caractérisés et animés avec beaucoup de talent, de finesse et d’originalité, surtout les Yôkaïs. Les voix  sont exceptionnellement nuancées pour une palette aussi large de personnages ; celles des personnages féminins en particulier, de l’arrière grande tante à la jeune mère de Momo, en passant par la toute petite fille qui ne « pleurniche » pas (on croirait que la comédienne a l’âge du rôle, quel paix pour les tympans!) et enfin Momo pré ado… Quatre générations de figures féminines et autant de voix pour les incarner, c’est rare !
Le scénario original de Hiroyuki Okiura produit le plus grand décalage avec l’œuvre très personnelle de Miyazaki et plus largement avec l’univers des longs métrages Ghibli. Les sujets abordés s’adressent aussi aux enfants accompagnés. Mais presque comme une rupture, les grands thèmes sont contemporains du Japon d’aujourd’hui, intimistes, dramatiques, traités sans aucun pathos et souvent avec humour ; même s’ils sont toujours sous tendus par les mythologies japonaises du shintoïsme. Le déclencheur de Lettre à Momo est la mort d’un proche, celui du père de Momo, océanographe disparu en mer. La seconde thématique abordée comme son prolongement nécessaire est le deuil. Et pour se faire, le scénario offrent deux possibles plutôt qu’un à Momo
Le premier est concret, palpable et sensible. À douze ans, elle partage une expérience réelle et dramatique mais porteuse d’avenir, avec sa jeune mère Ikuko, incarnée délicate et douce, moderne au sens japonais du terme. Une mère en souffrance de femme aussi, un deuil pudique et contenu, sans effet mélodramatique. Ikuko offre au spectateur adulte une possibilité d’aller et retour philosophique entre le Japon et l’Occident. Elle est moderne au sens où nous, post-judéo-chrétiens (en principe!), devrions tenter de l’être dans notre rapport à la mort et au tragique; en tentant d’englober le passé, le présent et le futur dans un même mouvement éphémère et immanent… Pour sa fille, elle est bien différente d’une mère aimant « à l’occidentale » son enfant roi. Elle est une alliée morale, une force éthique qui va l’aider à grandir en lui montrant la difficulté et le chemin pour se rapprocher de la sagesse, de l’humilité et d’une forme de paix avec la vie, pour vivre. Ce personnage féminin est moderne parce qu’il reflète (même succinctement) ce qui résiste de la longue tradition syncrétique japonaise : l’attention sans faille aux liens familiaux, se réjouir simplement de sa propre existence et de celle de toute chose, « L’espace d’une vie est le même qu’on le passe en chantant ou en pleurant » (proverbe japonais), rien n’est attendu d’une vie future, etc.
Le film esquisse quatre personnages féminins comme autant de figures positives, d’authentiques liens entre le passé, le présent et demain. Même si la grande tante n’a qu’une ou deux scènes, on peut le regretter, ces représentations sont comme une ressource, un repère pour Momo.  Le film ne propose qu’une seule image d’homme peu développée : le facteur, gentil, un peu clown et immature. Mais aussi celle d’un jeune garçon juste amorcée. Aucune autorité virile ou complicité fraternelle autour de Momo, sauf celle de l’absent. Sa peine bien réelle et son sentiment d’abandon se transforment peu à peu en un intérêt toujours plus vif pour ceux qui l’entourent…
Et puis l’autre possible (plutôt qu’un), comme un baume ou un conte qui tombe à pic, que toute peine d’enfant mériterait de recevoir… Sans même que Momo pense à en faire la demande, à la provoquer, la magie lui tombe dessus stricto sensu. La magie : celle qui s’adresse en premier aux enfants… Avec son imaginaire, ses codes, ses pouvoirs, son inspiration venue de plusieurs traditions japonaises et avec ses transgressions salutaires à l’enfance. Une bonne Miso bien calorique, ça change des pâtes et des frites pour grandir! Il suffit que trois Yokaïs loufoques, sortes d’esprits et de corps d’origine surnaturelle venus d’un ciel surpeuplé (bien sûr), déboulent dans sa vie pour que Momo se sente pousser des ailes. Sans trop de heurts avec le « réel », autres que les rires qu’ils suscitent avec leurs gaffes, plutôt compagnons envahissants plein de drôlerie, cette équipée de sauvages, au propre comme au figuré, établit un lien avec la très jeune fille. Ces trois personnages truculents aux physiques et caractères si différents la sortent hardiment de son quotidien introspectif, de la langueur des grandes vacances et de la chaleur moite de l’été.
Iwas, Kawa et surtout Mame semblent être un hommage rendu aux mangas. Si Iwas évoque un masque du théâtre Nô, les deux autres font plutôt penser aux mangas de Shigeru Mizuki, à ses kappas qui prennent Sampei pour un des leurs, etc. Ils ont en plus d’être (encore plus) admirablement animés et bavards. Toute cette créativité pour des personnages bizarres, grossiers, voleurs, pétomanes, misogynes, lâches et même lécheurs (beurk !) ; certes doucereusement transgressifs mais avec une mission à accomplir, bla, bla, bla… Ils deviennent peu à peu les complices de jeu, de rire et de folie de Momo, décalés et allumés en rapport à sa tristesse. C’est plus fort qu’eux, ils sont tout le temps en décalage avec le monde terrestre et en même temps, ils lui servent de miroir déformant « ouf dingues ». Toute cette mascarade autour de Momo s’achève dans un final dantesque. Où les trois Yôkaîs justifient enfin de leur présence encombrante en donnant à Momo une réponse magique à son deuil…
Le thème de la nature est omniprésent dans Lettre à Momo, déjà par sa beauté inouïe. Les habitants des îles de la mer de Seko vivent de ce que leur prodigue une nature généreuse. La mer pour la pêche et les terres émergées pour un peu d’agriculture et d’élevage. En retour, la nature a ses lois ; elle impose le respect pas seulement pour ses bienfaits mais aussi pour ses tempêtes, ses typhons, etc. Elle a « pris » une vie à Momo trop jeune pour perdre son père. Ce cas particulier en rappelle un autre pour le spectateur adulte, le tsunami de 2011. La nature, c’est aussi vivre avec des forces telluriques capables de causer la mort de plus de vingt mille personnes… La réaction du peuple japonais avait, une fois de plus, fasciné et sidéré l’occident (surtout ses médias) qui ne comprenait pas la réaction et les témoignages des survivants ; les interprétant comme autant de passivité, de renoncement ou de courage… La pensée occidentale individualiste et abstraite rend difficile, voire impossible, l’idée de mort et de néant hors affect. La catastrophe, le drame font partie des choses qui arrivent, auxquels on doit faire face avec un sens presque inné de la confiance sans cesse à renouveler, du lien indéfectible avec la communauté à reconstruire. Comme si ce mélange « shinto » entre animisme, bouddhisme et confucianisme diffusait encore son autre manière d’habiter le monde. L’archipel et ses habitants paraissent ne pas opposer la nature et la modernité. L’harmonie et la sérénité s’en dégagent. Les gens qui traversent le film vivent (sont) très vieux même si on devine que beaucoup de jeunes sont partis travailler en ville. La nature semble comme domptée par des ponts récents reliant les îles, des petits ports modernisés, de belles maisons au bord de l’eau. Subsiste juste une menace quasi annuelle qui viendrait de la mer… Sans que ce rapport avec la nature ait à voir avec une conscience écologique de l’impact néfaste et irréversible de l’humanité sur son environnement. Puisqu’aujourd’hui (et hier), le Japon détruit la nature tout en la sacralisant.

Entre la sortie en Septembre dernier de Lettre à Momo et son édition en DVD aujourd’hui, il y aura eu en salle Le Vent se Lève, le dernier film de Miyazaki. Il n’y a pas de hasard ! Avant lui, le long-métrage d’animation japonais était pratiquement inconnu du public européen. Depuis et grâce à lui, ce cinéma vit mondialement. Au point qu’il a longtemps semblé se résumer à la forte personnalité de l’artiste et à son œuvre unique qui sera mythique, qui l’est déjà… Sa retraite cette fois définitive pourrait agir comme un stimulant créatif au développement d’autres types de projets, d’autres histoires à raconter, d’autres écritures, d’autres styles. Avec des univers différents, moins légendaires, moins stéréotypés, moins nostalgiques, etc., plus proches d’une forme de contemporanéité et de réalisme… C’est déjà le cas avec ce beau film d’Hiroyuki Okiura.

Superbe transfert, un son qui emplit vos oreilles, cette édition permet de redécouvrir le film dans des conditions idéales. En guise de suppléments, un making off et un entretien avec Hiroyuki Okiura. On espère patienter moins longtemps pour un troisième long métrage, qu’entre Jin-Roh et Lettre à Momo.

Lettre à Momo de Hiroyuki Okiura (Japon, 2011 ) dvd et blu-ray édité par Arte

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