Frederick Wiseman – « National Gallery » (2014, BD et DVD)

Avec « National Gallery », son dernier documentaire en date, réalisé dans la célèbre institution londonienne, Frederick Wiseman réalise un film très élégant, limpide et coulé, d’une grande maturité formelle. C’est manifestement le film d’un amoureux, autant de peinture que de musée, qui rend un hommage sans emphase à l’activité humaine des lieux, scientifique et technique. Mais contrairement à nos attentes s’agissant du documentariste américain, bien connu pour son approche des grandes institutions sociales, Wiseman se détache assez rapidement du fonctionnement du lieu, qu’il s’agisse des réunions de direction ou de la gestion des publics. Ce que le cinéaste explore dans ce film avant tout, c’est la peinture, et comment celle-ci, bien des siècles après, continue à nous regarder autant qu’on la regarde, à nous faire parler sur elle, et à animer par sa présence les espaces d’exposition. En ce sens, « National Gallery » est autant un film de cinéma sur l’art, et sur la relation esthétique à la peinture : l’expérience contemplative, le questionnement, la fascination, voire sur la relation des arts entre eux (la peinture, la poésie, la danse et le cinéma), qu’un documentaire sur l’entreprise patrimoniale et pédagogique du musée qui est incarnée, comme toujours chez Wiseman, par une représentation très large du personnel.

Lieu

Le réalisateur, dont on connaît toute la vivacité intellectuelle, reste fasciné par cette lueur qui continue à se manifester au travers des tableaux, en suspend, dans leurs effets permanents de regard et d’élocution ; et tout autant par la matérialité physique des toiles peintes, somme de repentis et d’altérations, dont il faut entretenir l’état en cherchant un compromis temporaire, entre restitution d’un état originel, et souci de ne pas agir irréversiblement, pour donner aux générations futures – peut-être plus averties et performantes – la possibilité de restaurer autrement ou mieux, en revenant en arrière. C’est donc un ensemble d’intelligences pratiques et théoriques que Wiseman donne à regarder : de peinture, d’idées, de restauration et d’encadrement ; ajouté à cette science qui est autant une sensibilité, de la mise en espace et en regard de tableaux avec d’autres tableaux. La « National Gallery » – le lieu – devient le tableau des tableaux, un environnement où la peinture continue à exister très littéralement dans les échanges humains comme un être animé : une intelligence incarnée dans l’objet sensible, et perpétuée par un ensemble de gestes, de paroles, autant que par l’écoute et le regard du public.

public

Le propos peut sembler commun formulé ou mis en scène en ces termes, avec le risque de l’illustration et de la béatitude artistique au détriment de la rigueur documentaire, mais Wiseman l’énonce en cinéaste, avec une nouvelle fois, beaucoup de finesse et d’humour. Il y a chez lui un plaisir manifeste à en faire le récit « imagé », à montrer cela quasiment en illusionniste, par des effets de recadrage ou de montage des œuvres en séquence. Au savoir peindre, savoir dire et savoir montrer, Wiseman répond en cinéaste. Il rend un hommage (des hommages donc) attentionné, souvent musical et délié, à cette entreprise humaine passionnée, des peintres d’hier aux agents des musées d’aujourd’hui, qui consiste à arracher des œuvres au temps empirique, et, par le même sortilège, à nous arracher nous-mêmes un instant, aux préoccupations et au temps de la vie sociale. Chez Wiseman, ce sont donc trois heures (on souligne souvent et parfois à tort la durée fleuve des films du documentariste au point d’en faire une contre publicité) qui passent sans un cillement, tant le plaisir pris à faire, et à regarder la forme cinématographique, participe du même effet de « rapt » enchanté.

regards

Plusieurs séquences assez marquantes montrent ces effets d’animation littérale des œuvres : une soirée nocturne avec un pianiste qui semble raviver par ses accents, un à un, les regards des portraits présents dans la galerie, des visages peints qui s’enchaînent, et dialoguent avec les attitudes du public ; un spectacle de danse classique, mis en scène dans la pénombre du musée et encadré par deux toiles, qui apparaît comme le prolongement vivant, et l’incarnation éphémère, des corps et des chairs vus tout au long du film, dans les cadres des tableaux. Cet effet d’ivresse perceptive, où les tableaux semblent nous regarder en retour, et nous encercler, Wiseman le reproduit comme un leitmotiv, moins comme un vertige stendhalien qu’un charme très doux, qui prend parfois la forme d’une conversation silencieuse. Tandis que conservateurs et conférenciers pointent la délicatesse des gestes peints, entre raffinement renaissance et codification classique, Wiseman répercute cette douceur dans l’ensemble de son montage, un montage sans heurt, qui se déroule comme une succession d’impressions, où chronologie, jour, nuit, ouverture ou démontage d’exposition, semblent se confondre en un geste indistinct : une sorte de tableau de vie unifié, sensiblement détaché de la réalité.

Danse

Il y a donc une part de magie et d’énigme que Wiseman fait jouer en contrepoint de préoccupations très concrètes, attachées au fonctionnement du lieu, à la logistique ou à l’entretien des œuvres. Les tableaux y sont à la fois mythifiés – ce sont des objets qui dépassent les réalisations et l’entendement communs, par leurs auras et leurs effets sur les spectateurs – et démythifiés – ils ont une vie matérielle, autrement dit une réelle précarité physique, contre laquelle il s’agit toujours d’agir pour leur donner un semblant de fixité arrêtée. Ironie est peut-être un terme trop fort (car le réalisateur porte un regard très bienveillant sur le personnel du musée qu’il admire), mais il y a certainement de l’amusement à observer les tiraillements de cette institution, prise comme on le verra très ponctuellement, entre une aspiration d’ouverture au « dehors », afin d’obtenir médiatisation et popularité, et une perpétuation exigeante de son « sanctuaire » artistique – clôture d’un monde sur lui-même, avec le public des œuvres, dans une ivresse de corps, de couleurs, de lumières, et de connaissances.

« National Gallery » (2014) de Frederik Wiseman

disponible en Blu-Ray et DVD chez Blaq Out

crédit photogrammes   |  2014 Gallery Films LCC,  Idéale audience

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A propos de William LURSON

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