Edgar Allan Poe’s Black Cats: Two Adaptations by Sergio Martino & Lucio Fulci (Editions Arrow)

Les éditions anglaises Arrow réunissent en un même coffret deux œuvres des deux maîtres du cinéma de genre que sont Sergio Martino et Lucio Fulci, qui rappellent combien Poe constitua une source d’inspiration évidente pour le cinéma d’épouvante italien. Ce qui est particulièrement fascinant dans les deux œuvres choisies, c’est que même si elles s’affirment au générique comme des « adaptations » du Chat Noir, le rapport entretenu avec Poe est un peu le même que celui de De Palma parsemant son œuvre de citations et de figures de style hitchcockiennes – également omniprésentes dans le giallo, d’ailleurs – sans jamais le remaker ouvertement, qu’il reprenne le thème de l’handicapé voyeur dans Body Double ou qu’il construise un film à partir de la seule idée du travestissement schizophrène de Psychose avec L’esprit de Cain. D’Edgar Ulmer à Corman, en passant par Stuart Gordon pour Les Masters of Horror, il est assez étonnant de voir le nombre d’adaptations du Chat Noir de Poe se contentant de décliner un titre, en s’éloignant totalement la matière originelle, Poe devenant une forme fantasme-auteur que les créateurs pourraient utiliser sans même l’avoir lu. Un peu plus tard, en suivant (un peu) plus l’intrigue originale Argento dans son segment de Two Evil Eyes, ne résiste pas aux plaisir de parsemer son Chat Noir de multiples clins d’œil à d’autres nouvelles, telles Le Puits et Le Pendule ou Bérénice, comme mué par le désir de lui offrir le maximum d’hommage en un minimum de temps.

Le rapport que les Sergio Martino et Lucio Fulci entretient avec Poe trahit les attirances et les niveaux respectifs de lecture. Les emprunts sont réduits au strict minimum et à l’accessoire, aux archétypes désormais indissociables de la nouvelle : la présence de l’animal prétendument maléfique, l’emmurement d’une victime et le mythique miaulement révélateur. Leur approche et leur appréhension est radicalement différente, Martino recherchant plus à traduire l’essence d’une écriture, et à trouver des équivalents à l’atmosphère déliquescente et tourmentée de Poe pendant que Fulci parsème ses clins d’œil comme un jeu de piste, privilégiant le décorum gothique traditionnel. Fulci n’en est d’ailleurs pas à sa première allusion puisque son très beau Sette note in nero (1977) le citait déjà ouvertement, son titre français L’emmurée vivante n’en étant que plus explicite.

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Entre deux portes de l’Enfer (1), Fulci s’offrait donc cette petite récréation avec ce Black Cat (1981) aussi mineur que plaisant, mais surtout intéressant dans ses partis pris de répétition. Il travaille en effet sur le regard, accumule les alternances de plans des yeux de protagonistes et du félin, transformant un effet facile en leit-motiv visuel. Il adopte la perception du chat en caméra subjective, procédé voyant, mais facétieux. Peu fasciné par son sujet Fulci n’en cède pas moins à son péché mignon des effets gore, ne faillissant pas à sa notoriété de cinéaste prolongeant l’agonie bien au-delà des limites. La mort du jeune couple étouffé est à ce titre particulièrement efficace. Il filme la campagne anglaise comme la nouvelle Angleterre de Frayeurs et de La Maison près du cimetière, quelque part entre le réalisme et le décomposé, provoquant cette sensation si fulciesque d’un dérèglement du monde. En évidente cohésion esthétique avec les autres collaborations de Sergio Salvati avec Fulci, la photo du Chat Noir s’adapte ici parfaitement au mystère des intérieurs, la caméra se promenant dans la lugubre demeure ou au milieu des toiles d’araignée d’une crypte. Le scénario à base d’hypnose, de possession et d’autosuggestion est des plus abracadabrants, mais participe au plaisir, au même titre que ses numéros d’acteurs dans lequel un Patrick Magee en roue libre, fait un numéro de cabotinage délectable.

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Certes, Mimsy Farmer n’y tient pas son rôle le plus marquant, mais elle a le mérite pour une fois de ne pas y être une victime fragile. Le cinéaste convie d’autres acteurs à la fête, pour des apparitions incongrues et savoureuses pour jouer soit les contre emplois, soit les victimes express. Le spectateur est heureux de retrouver Daniele Doria qui faute de saigner des yeux, en bavera au sens propre, mais certainement pas autant que dans l’Eventreur de New York, ainsi qu’Al Cliver un flic du village au superbe accent cockney. Même si elle ne fait pas long feu, c’est toujours un plaisir que de voir Dagmar Lassender ( Hatchet for the Honeymoon, Femina Ridens) en mère éplorée subissant rapidement un sort aussi peu enviable que celui de sa fille. Un peu plus consistant David Barbeck l’inspecteur, arrive au beau milieu de l’intrigue pour résoudre l’affaire. On sent bien que Fulci n’a pas vraiment fignolé son Black Cat, mais c’est aussi son relâchement qui le rend attachant. La partition inspirée de Pino Donaggio contribue à donner cette direction ironique au film, angoissante quand il faut, et surtout ludique, en particulier avec son « thème du chat noir », jolie ritournelle presque enfantine, venant démonter que pendant que les humains se débattront, les animaux se baladerons toujours sur les toits.

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En plus de bénéficier d’un des plus beaux titres du cinéma de genre italien, Your Vice Is a Locked Room and Only I Have the Key (Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé) reste le film le plus atypique de Sergio Martino et probablement son meilleur. Derrière cette énigmatique sentence se cache un psychodrame névrotique qui se poursuit comme un giallo qui constitue lui-même le prélude à une construction toujours inattendue. Martino se débarrasse du meurtrier, continue de jouer avec les codes plus qu’il ne s’y soumet passant allégrement d’un genre à l’autre, du thriller de machination machiavélique à la ballade onirique. Il jongle avec la narration, donnant sans cesse la sensation d’une déambulation presque expérimentale à l’intérieur d’une grande maison dévastée par la frénésie et la mort. De fait, on ne sait jamais vraiment où nous mène cette divagation grisante au rythme somnambule et au montage imposant tour à tour l’élégance de la durée et la sècheresse du puzzle ou du collage. Toujours aussi fort en gestion de l’espace, Martino s’en donne à coeur joie pour nous égarer dans les pièces et nous en faire ressentir le moindre recoin, les pièges de l’ombre. Point de luxe de château, ici, juste une immense et vieille villa dans toute son imposante beauté palladienne, glaçante, mystérieuse, entourée de son parc où se dressent des statues ravagées par le temps. Retentit tout en bas l’écho caverneux de la machine à écrire : les mots ne viennent plus, aussi vides et proche de l’abime que ceux de Jack Torrance dans Shining. La musique de Nicolaï oriente le ton vers le tragique, soutenant le regard halluciné, perdu, éploré d’Anita Strindberg. Avec le mal être et le malaise comme ligne directrice, les sentiments des protagonistes viennent fissurer la forme, tel un miroir laissant se disperser ses bris.

Le petit village de Vénétie dans lequel se déroule Your Vice… appuie sa singularité rurale hors du temps et cette sensation si particulière d’isolation, déteignant avec l’anxiété urbaine de bons nombres de giallos de la même époque. Avec ses personnages pittoresques et ses discussions de café, ses petites gens contrastant avec cette figure d’aristocrate décadent organisant ses bacchanales, l’aspect social et réaliste y est finement esquissé, comme un contrepoint à la tension onirique. Et dans cet univers dominé par la démence, l’inspecteur plus terre-à-terre intimement persuadé que l’écriture est intimement lié à la débauche déclare : « Le problème des intellectuels, c’est le pessimisme. C’est dans ces petites touches subversives que pointe l’inimitable talent de Martino, qui discrètement se fait moraliste désabusé.

Martino déjoue les formes et les attentes des spectateurs, y compris vis-à-vis des acteurs. Débarrassée de ses cheveux longs y Edwige Fenech y abandonne aussi son éternelle ingénuité, excellente manipulatrice, aussi séduisante que perverse. S’il est un personnage félin plutôt dangereux, c’est bien elle. Il est également drôle de voir le si souvent démoniaque Ivan Rassimov en rôdeur au regard inquiétant quasi muet, avant de ne prononcer ses quelques lignes de dialogues durant le dernier quart d’heure du film.

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Le cinéaste réinvente Poe en en captant les rapports humains déliquescents et sado masochistes dès sa séquence d’ouverture : une fête costumée orgiaque qui, bien que très ancrée dans la période hippie, n’en rappelle pas moins celle de l’écrivain américain. Nouveau Comte Prospero entouré de ses convives, de ses courtisans – tentés par la rébellion – Oliviero, écrivain en panne d’inspiration semble noyer ses pulsions suicidaires dans l’alcool, la cruauté et l’humiliation qu’il inflige à sa femme. Hanté par une mère morte dont le tableau trône au milieu de la pièce, il est un héros maudit, un Valmont ou Casanova vieillissant, en défi contre la vie elle-même. Si les miroirs ne sont pas ovales, ils reflètent bien le désespoir et la sueur. Le visage de l’incroyable Luigi Pistilli est un gouffre à lui tout seul, auquel répond celui d’Anita Strindberg, sublime portait du déchirement, de l’anéantissement, de la folie. Martino fait passer autant de tension dans les silences que dans la violence des mots. Les rapports de couple ne sont qu’étreintes brisées et souffrances infligées, dans lesquels chacun semble mué à la fois par l’attirance et la répulsion. Toute la beauté vénéneuse et érotique passe par la force du jeu des deux acteurs, que Martino plonge dans l’obscurité de couloirs vides, dans les nuits d’orage où rode ce chat-témoin. Les couleurs éclatent soudain, sang sur les dalles froides, robe mauve dans les ténèbres. Malgré son coup de théâtre final un peu convenu, trop visible pour ne pas être ironique – comme pour poser un voile sur sa poésie hantée qui précède – Your Vice Is a Locked Room and Only I Have the Key , reste avant tout une dérive fiévreuse dans la folie noire et rouge des sentiments.

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La restauration en 2K fait des merveilles sur les deux films ; le master de Your Vice Is a Locked Room and Only I Have the Key est le meilleur des deux, Black Cat ayant quelques griffures ce qui est fort logique lorsque le héros est un chat. Les versions anglaises et italiennes sont disponibles, avec sous-titres anglais possibles.

Arrow n’est pas avare en suppléments, proposant pour Black Cat un commentaire audio inédit de Chris Alexander éditeur de la revue Fangoria. L’historien du cinéma Stephen Thrower revient quant à lui dans Poe into Fulci : The Spirit of Perverseness sur les affinités et les points communs entre le cinéaste et l’écrivain. In The Paw-Prints of The Black Cats nous convie à une balade 44 ans après sur les lieux de locations du film dans les villages d’Hambledon et West Wycombe dans le Buckinghamshire région du Sud Est de l’Angleterre. C’est un grand plaisir que de revoir la grande Dagmar Lassander s’exprimer en 2015 sur sa fructueuse carrière évoquant autant Fulci avec lequel elle tournera deux fois que Bava, ou Frightened Woman qu’elle considère comme son meilleur film. Enfin, dans un long interview d’archive de 1995 réalisé chez lui à Londres, David Warbeck évoque entre autres sa collaboration avec Lucio Fulci et toute sa contribution au cinéma de genre des années 80.

On appréciera tout particulièrement l’entretien de Sergio Martino portant un regard juste et posé sur son cinéma. On savourera en particulier sa comparaison entre les fans d’aujourd’hui criant aux chefs d’œuvre comparé et les critiques d’hier démolissant ses films, lui, pensant que ses œuvres ne méritent ni d’être vilipendées ni portées aux nues. On sent bien que son désir d’approcher l’œuvre de Poe est celui d’un amoureux de l’œuvre voulant en restituer l’atmosphère. Il rappelle également que le titre Your Vice Is a Locked Room and Only I Have the Key est une reprise d’un mystérieux mot que recevait Edwige Fenech dans L’Etrange vice de Mrs Wardh qui avait interpelé les spectateurs. Outre son amitié indéfectible avec Edwige Fenech, Sergio Martino raconte avec une émotion palpable la beauté fragile de Luigi Pistilli, magnifique clown triste, qui dissimulait sa fragilité sous sa stature et son humour et qui mit fin à ses jours après une peine amoureuse. Sans fausse modestie, Sergio Martino avoue que s’il n’a pas revu Your Vice Is a Locked Room and Only I Have the Key depuis longtemps il se rappelle combien la musique de Bruno Nicolaï y était belle, évoquant mélancoliquement les amis disparus. Contrairement à beaucoup d’autres gialli, il lui semble que celui-ci semblait appartenir à une époque bien plus reculée que les années 70 avec son atmosphère décadente. Passionnant est également le rappel du contexte historique dans lequel fut tourné, avec les brigades rouges et des histoires de crime sordides et de machination qui guidèrent beaucoup l’écriture de ses intrigues. En quelques mots et sans démonstration, Martino définit parfaitement combien le cinéma de genre n’est pas juste un divertissement.
Déjà présent sur le dvd No Shame, Unveiling the Vice regroupe les témoignages de Martino, Fenech et du scénariste Ernesto Gastaldi ayant autant travaillé pour Luciano Ercoli que Sergio Martino ou Tonino Valerii. Le cinéma de genre italien doit beaucoup d’Ernesto Gastaldi, sans qui les scénarios tordus de Torso, L’étrange vice de Madame Wardh ou Forbidden photos of a Lady above suspicion n’existeraient pas.
Dolls of Flesh and Blood est un intéressant essai de Michael Mackenzie tentant de mettre en lumière toute la particularité du cinéma de Martino, dans son écriture, son ton particulier, son écriture des personnages féminins. Il le recadre également au sein d’une histoire du giallo, évoquant d’autres réalisateurs spécialistes du genre. Si vous ne savez pas grand-chose d’Edwige Fenech, dans The Strange Vices of Ms. Fenech Justin Harris vous dira tout, revenant sur ses origines, ses débuts, comment évolua sa carrière et combien elle ne peut être réduite à cette héroïne allant montrer sa plastique au spectateur sous la douche. Enfin, Eli Roth, fan d’Edwige (elle fait une apparition dans Hostel II) déclare toute son admiration pour Your Vice and Martino dans un petit entretien. Enfin, avec ces superbes photos, ses d’analyses et la nouvelle originale de Poe, un somptueux livret cartonné de plus de 80 pages contribue à faire Edgar Allan Poe’s Black Cats un sacré bel objet pour tous les amateurs du genre, ou ceux qui tout simplement voudrait s’y initier. 

The Black Cat (GB, Italie, 1981) de Lucio Fulci avec Patrick Magee, Mimsy Farmer, David Warbeck, Dagmar Lassender

Your Vice Is a Locked Room and Only I Have the Key (Italie, 1972) de Sergio Martino, avec Anita Strindberg, Luigi Pistilli, Edwige Fenech, Ivan Rassimov

Coffret édité par Arrow et commandable sur leur site.

(1) Le chat noir fut réalisé entre Frayeurs (1980) et L’au-delà (1981)

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

1 comment

  1. Thierry Issartel

    « il se rappelle combien la musique de Martino y était belle »

    Il s’agit de la musique de Bruno Nicolaï, bien sûr. Merci pour cette belle chronique et analyse. Martino est trop modeste : il s’agit bien de son meilleur film, et de loin. Visualisé hors de son contexte d’exploitation, il apparaît aujourd’hui pour ce qu’il est, un authentique chef-d’oeuvre du 7ème art.

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